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Hellé

Assis à la petite table, il parla. Il remercia Grannis d’être venu, et, sans emphase, sans obséquiosité, il rappela la glorieuse carrière du poète. Puis il raconta en quelques mots l’histoire de ces conférences, les difficultés vaincues, les enthousiasmes suscités, les collaborateurs affluant en foule.

Ce préambule terminé, Antoine feuilleta les papiers étalés devant lui et lut une brève notice sur une symphonie de Beethoven, dont madame Chauvel devait jouer l’andante. J’admirai l’art qu’il avait mis à choisir les termes de son discours, pour exprimer le plus clairement possible le caractère du fragment musical. C’était un morceau assez mûri, composé de phrases mélodiques si larges, si pures, que la beauté en était accessible à presque tous les auditeurs. Pour chaque numéro du programme, la même petite cérémonie se répéta : une scène de Jules César, de Shakespeare, la lecture d’une très belle page de Michelet, la Mort du Loup, de Vigny, le monologue de don César de Bazan au quatrième acte de Ruy Blas, un quatuor de Haydn, émurent l’auditoire masculin. Les femmes applaudiront, de préférence, des fragments de l’Orphée de Gluck, un nocturne de Chopin, quelques pièces de poésie tendres et élégiaques, et la fameuse scène du Dépit amoureux. Mais quand Louis Grannis se leva et lut lui-même le plus populaire de ses poèmes, le public de la salle et celui de l’estrade s’associèrent spontanément pour lui faire une chaude et touchante ovation. Alors l’académicien s’avança jusqu’au bord de l’estrade, et fit signe qu’il voulait parler.

Il remercia d’abord avec une émotion visible, puis il dit sa joie, sa surprise, à constater un essai de rapprochement entre les artistes et le peuple, et il rendit hommage à l’instigateur de ce rapprochement, à l’homme de bien, à l’homme de talent que les mandarins de la littérature et les aventuriers de la politique pouvaient méconnaître, mais que tous les gens de cœur applaudissaient, encourageaient, car il faisait œuvre de justice en initiant le peuple à la beauté.

« Les théâtres sont inaccessibles aux pauvres ; les livres sont incompréhensibles aux ignorants. L’art existe seulement pour une élite qui lui demande tantôt des jouissances et tantôt des consolations. Ce sont ces consolations et ces jouissances que monsieur Antoine Genesvrier vous offre ; et il vous enseigne à les comprendre, à les goûter. Il extrait pour vous, du vaste trésor artistique, patrimoine du genre humain, les parcelles les plus parfaites, les plus pures, les plus facilement assimilables. Ceux d’entre vous qui, par d’heureuses dispositions intellectuelles ou un degré de culture supérieur, goûtent déjà ces nobles plaisirs, s’associeront à l’effort de monsieur Genesvrier et de ses collaborateurs. Ils seront les agents d’une féconde propagande ; ils initieront leurs camarades moins favorisés. Artisans, ouvriers, vous trouverez ici, mieux qu’au cabaret, mieux qu’au brutal spectacle des cafés-concerts, le délassement du labeur quotidien, l’oubli de la vie dure et médiocre, l’émotion sacrée, la gaieté qui n’avilit pas. Vous apprendrez à connaître ces hommes qui travaillent et luttent comme vous et que vous traitez en étrangers, en « bourgeois », sans vous apercevoir que leurs vœux tendent à réaliser les vôtres. Eux-mêmes, à leur tour, artistes, écrivains, ouvriers de la pensée, renouvelleront, rajeuniront leur talent au contact de l’âme populaire.

» Je ne puis vous dire, mesdames et messieurs, avec quel sentiment de joie et de confiance je quitterai cette salle, où j’ai entrevu l’alliance de l’art et de la vie, l’oubli des haines sociales par la fraternisation des intelligences, qui promet la fraternité des cœurs et l’ébauche des grandes fêtes futures où communiera l’humanité. »

Je n’attendis pas que le flot des visiteurs, par la porte rouverte toute grande, se précipitât. Baissant ma voilette, ramenant sur ma poitrine les plis de mon manteau, je glissai à travers le vestibule comme une ombre. Le noir et le vide des rues, à cette heure tardive, me firent peur.