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Hellé

conférences des sensibilités plus fines des esprits facilement ouverts aux émotions d’art.

La salle était presque pleine. Je m’assis à l’angle du dernier banc, près du mur, songeant à part moi aux réceptions de madame de Nébriant, aux dîners unicolores. Avec quel dédain compatissant la baronne et ses convives eussent considéré les gens qui m’entouraient !

J’écoutais les dialogues, j’observais les physionomies, je surprenais les impressions.

— C’était beau, la dernière fois.

— Il y avait un peu trop de musique pour mon goût, J’aime mieux la poésie.

— Oh ! la musique, disait une femme, ça fait pleurer.

— C’est monsieur Genesvrier qui parlera ce soir ?

— Oui ?

— Ah ! veine ! fit une modiste de vingt ans… au moins on l’entend, celui-là ! C’est pas comme le jeune qui bredouille.

— M’sieu Saintis ?

— Oui. Il est bien gentil, mais y a pas à dire, il bredouille.

— La demoiselle en rose va chanter.

— Elle a une voix, une voix !…

— J’aime bien quand c’est triste, dit la femme qui avait déjà parlé.

— C’est aussi joli qu’au théâtre, et puis ça ne coûte rien… Tiens, madame Peyron, vous êtes là ?

— C’est à cause de mon fils. Moi, vous comprenez, c’est trop savant pour moi ou bien je suis trop vieille pour comprendre. Eugène, lui, il a de l’instruction ; il est toujours dans les livres. De mon temps, c’était pas comme ça.

— Et votre aîné ?

— Toujours gouape… Ah ! celui-là, ce qu’il s’en moque de la musique !

— Vous avez pas de chance avec lui. Heureusement que vous avez Eugène.

— Faut les prendre comme y sont. Eugène, c’est un bon sujet, un garçon comme il n’y en a pas deux. Ferdinand est bien plus dur… mais pas méchant, vous savez.

Un jeune homme et une vieille dame causaient derrière moi :

— Celui-là, à droite, c’est monsieur Saintis. Je le connais. Il a été professeur de philosophie en province. Il fait du journalisme maintenant… L’autre, celui qui a de grands cheveux, c’est Mariot, de la Revue rouge.

— Un poète ?

— Oui. madame. Et la jeune fille en rose, c’est mademoiselle Dumesnil.

— Une actrice ?

— Non, la fille d’un sculpteur. Tenez, le père Dumesnil est ici, au second rang.

— Et l’autre dame ?

— Elle tient le piano, mais elle n’est pas pianiste de métier. C’est une féministe, Marie Chauvel, la conférencière.

— Et monsieur Genesvrier ?

— Il est en retard… Il doit venir avec Louis Grannis.

— Le célèbre Grannis ?

— Le poète Grannis lui-même. Il s’intéresse beaucoup à ces auditions.

— Vous connaissez monsieur Genesvrier ?

— Oui, madame. Je suis étudiant en médecine. J’ai connu monsieur Genesvrier chez un ami malade, que je soignais.

— Et que pensez-vous de lui ?

— Je l’admire, madame, je l’admire infiniment.

— J’ai lu un journal où l’on disait du mal de lui.

— Tous les hommes supérieurs ont des ennemis. Antoine Genesvrier est très aimé par la jeunesse. C’est un apôtre, c’est une âme antique ! Et quel grand écrivain. Vous avez lu le Pauvre, madame ?

— Non.

— Il faut lire cela… Regardez, voici Genesvrier qui entre avec Grannis. Grannis, c’est le plus âgé, celui qui est décoré.

— Il est académicien ?

— Oui, madame.

— Ah ! fit la dame avec vénération.

Le gaz surchauffait l’atmosphère. Je relevai ma voilette pour regarder. Antoine était déjà sur l’estrade. Dans la lumière crue qu’un abat-jour vert rabattait sur lui, son visage, jeune encore, m’apparut marqué des stigmates d’une fatigue qui l’avait vieilli en quelques mois.