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Hellé

et à réjouir un auditoire d’ignorants et de pauvres. L’une des femmes, très jeune, avait un frais visage couronné de cheveux bruns. L’autre, plutôt vieille, presque laide, souriait avec un air de bonté. Leurs compagnons portaient la marque spéciale qu’impriment les métiers littéraires et le professorat. Ils avaient des traits fatigués, des yeux vagues de myope, des redingotes usées, des cravates noires, des gestes oratoires et descriptifs.

Peu à peu, la salle se remplissait. Je reconnaissais le public dont Genesvrier m’avait fait connaître quelques types, public mêlé, varié, pittoresque, qu’on ne trouve qu’à Paris. C’étaient des employés avec leur famille ; de vieux messieurs propres et râpes, à barbe blanche, des hommes de lettres, des artistes, et nombre de jeunes ouvriers appartenant à cette élite du prolétariat un peu éduquée par les métiers de science et d’art, assidue aux cours du soir, aux bibliothèques municipales. Ceux-là, sans doute, dans un autre milieu social, eussent acquis le développement intellectuel réservé aux jeunes hommes de la bourgeoisie, qui, même pauvres, ont le loisir des longues études, le bénéfice d’une éducation plus délicate. Ils représentaient, évidemment, la jeune fleur du peuple, des types encore exceptionnels. Beaucoup de leurs camarades devaient se prélasser à cette heure, devant des tables de cafés ou des billards dans une atmosphère de tabac, de jurons et de gros rires.



JE REMARQUAI DES OUVRIÈRES…

Le public féminin, plus encore, m’intéressa. Je remarquai des ouvrières, venues avec leurs frères ou leurs amis. Leurs métiers, n’exigeant qu’un apprentissage tout matériel, avaient dû exercer seulement leurs doigts et cet instinct spécial aux femmes qui est comme l’embryon du sentiment esthétique. Combien différentes de leurs voisines, filles et femmes de vingt-cinq à trente ans, visage grave, au teint fané, aux yeux brillants d’intelligence ! C’étaient des institutrices, des employées d’administration, instruites, bien élevées, bourgeoises par les origines et les habitudes, déclassées par la pauvreté et le travail. Celles-là, à qui la médiocrité de leur fortune interdisait les théâtres et les salons, trouvaient ici une compensation aux tâches routinières, aux mesquineries de leur condition. Elles apportaient aux