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Hellé

« Il a souffert par moi, me disais-je, et il l’avoue sans aigreur. Sa grande âme ne connaît point la rancune ni la jalousie, et l’unique souci qui le tourmente est ce qui hanta mon oncle au lit de mort. Tous deux, qui m’ont tant aimée, formèrent en me quittant le même vœu : Reste toi-même, garde haut ton cœur, Hellé !

» Je comprends maintenant la sympathie qui les rapprocha, eux, si différents. Ils plaçaient au-dessus de tout la beauté, non la beauté plastique, non pas même la beauté artistique, mais la beauté morale, le juste, le bien. Tous deux également tentèrent d’incarner leur rêve en moi. Mon oncle, dans l’exaltation de sa tendresse, me vouait à l’amour d’un héros, « celui qui a su vivre une vie supérieure et créer en soi-même un demi-dieu… » Hélas ! il n’y a plus de héros, et je n’ai pu aimer qu’un homme. C’est peut-être parce qu’une éducation exceptionnelle a préparé mon cœur pour une passion dont l’objet n’existe pas que je méconnais les bienfaits de la vie. Le fruit délicieux de l’amour, à peine goûté, me laisse aux lèvres un goût de cendre.

Pourquoi ne suis-je point pareille aux jeunes filles de mon âge et de mon temps ? Ce qui fait leur orgueil a peu de prix pour moi, et j’ai des exigences, des ambitions qu’elles trouveraient inouïes. J’étouffe dans l’air qui suffit à leurs délicats poumons. En pleine fête d’amour, j’ai le vertige du vide. J’avais cru que l’amour contenait l’infini, qu’il mettait en action toutes les énergies de l’âme. Mon âme est inerte et glacée. Suis-je donc incapable d’aimer ? J’ai un cœur, pourtant. J’ai compati, j’ai pleuré devant la douleur des autres. Je me suis émue en pressant le petit enfant de Marie dans mes bras. Je ne suis pas une froide statue. »

Des larmes mouillaient mes cils. Vainement j’évoquais le souvenir de Maurice, perpétué autour de moi par les corbeilles où, chaque matin, s’épanouissaient de nouvelles fleurs. Vainement je voulais revivre la minute du premier baiser, le chœur des acclamations saluant nos fiançailles dans l’ombre de la petite loge. Que Maurice, alors, me semblait grand ! Mais un maléfice paraissait le diminuer chaque jour, le ravalant au niveau banal des autres hommes. Et j’avais l’atroce sensation de l’erreur, de l’isolement. Je me sentais seule au monde.

« Je vaincrai cette ridicule nervosité ! pensai-je en essuyant mes yeux. Il y a deux jours que je n’ai vu madame Marboy. Je vais aller chez elle. La marche et la conversation changeront mon humeur. »

Ma vieille amie, un peu souffrante, venait de se mettre au lit, elle me reçut dans sa chambre qu’emplissait une odeur d’éther. Je m’assis à son chevet, et j’essayai de causer de choses indifférentes. Ma mélancolie se trahissait malgré moi.

— Madame de Nébriant sort d’ici, me dit madame Marboy. Elle était venue pour m’inviter au grand dîner qu’elle donnera, la semaine prochaine, en votre honneur. Mais je n’y pourrai assister, ma petite Hellé. Le docteur m’interdit formellement les veilles.

— Quel dommage ! Je serai seule.

— Seule, avec Maurice et madame de Nébriant, sans compter les convives ?

Je ne répondis pas.

— Approchez votre joli visage… Mais qu’y a-t-il ? Vous avez pleuré, Hellé ?

Elle sourit.

— Une querelle d’amoureux, une pluie de printemps. Je m’en doute.

— Vous avez vu Maurice ?

— Ce matin.

— Il s’est plaint de moi ?

— Mais non, mais non, il ne s’est pas plaint de vous. Il a seulement exprimé son chagrin de vous voir nerveuse et susceptible, vous dont le caractère égal nous enchantait.

— Il m’a affligée.

— Comment ?

Je ne voulais pas parler d’Antoine. Je racontai seulement notre discussion à propos de Marie Lamirault.

— Je suppose que vous m’approuvez ?

Elle hésita et répondit enfin :

— Je vous comprends, mais je comprends aussi Maurice. Il n’a pu voir dans