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avant l’amour

geois cossus où nous vivions, ne pouvaient constituer une dot décente. Je n’étais pas belle — et madame Gannerault, qui ne comprenait aucun type de beauté hormis le sien, exagérait la sévérité de la nature et sa parcimonie à mon endroit. Elle n’aimait ni les femmes brunes, ni les femmes minces, ni les femmes pâles. J’étais brune, mince, pâle — donc j’étais laide, et cette certitude m’attristait.

Indépendante d’esprit, bourrée d’idées fausses que la vie allait rectifier, curieuse comme Psyché et comme Ève, je traversais la période romantique de la première jeunesse. Impatiente de connaître, avide de sentir, j’aurais voulu embrasser à la fois toutes les formes de la vie. Je sentais en moi une flamme sans aliment, des impulsions sans but, des vouloirs sans objet, toute une force inemployée qui se dépensait en agitations vaines. J’avais perdu l’insouciance joyeuse de l’enfant avant d’avoir conquis la libre responsabilité de la femme. Mon âme s’étonnait de la puérilité de mon corps ; elle tendait en avant, vers l’inconnu de la vie, gênée