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Le feu tombe et le jour baisse. Le crépuscule envahit lentement la chambre et noie tous les contours, toutes les formes indistinctes dans une marée de nuit, sans cesse grandissante. C’est l’heure doucement triste où, — bien avant que les lampes s’allument, dans une accalmie de silence et d’ombre — les très vieux souvenirs chuchotent dans les âmes et secouent la cendre des amours anciens. Les époux songent sans rien dire. Une douleur oubliée renaît en eux et gronde ; une colère aussi, une sourde révolte contre l’injustice du sort et l’inutilité affreuse de vivre…

Tout à coup, elle lui prend la main.

— Tu le regrettes.

— Oh ! oui !

— Georges, dit-elle, mon Georges, écoute !… — Sa voix retrouve les accents reconnus, la câlinerie berçante de la jeunesse. — Georges, c’est dur, c’est très dur, mais nous pouvions être plus malheureux. Dans les impénétrables desseins de Dieu, rien ne peut être inutile. Nous n’avons pas joui du cher petit, nous n’avons pas eu l’ineffable joie et la fierté de le voir grandir ; d’en faire un homme, mais nous lui devons quand même d’avoir connu un pur bonheur. En l’espérant, en l’attendant, en le faisant vivre devant nous d’une imaginaire existence, nous avons été vraiment père et mère ; il nous a donné la douceur de l’aimer. Et puis, comment te le dirais-je ? — avant l’heure où je l’ai senti vivre en moi l’être venu de toi-même, je t’aimais mon Georges, mais d’un cœur puéril, j’ignorais encore la plénitude délicieuse du complet amour.