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ciel et vite, avant l’heure décisive, il a fait un signe de rappel à la petite âme et le petit corps est né pour mourir. Bébé a repris sa place dans le Paradis du Seigneur, dans le Paradis si beau, si tiède, où les enfants passent l’éternité à jouer avec les étoiles, où l’on n’a ni froid, ni faim, où l’on marche sur le duvet clair des nuages, nu-pieds, sans chaussons blancs ou bleus.


V

— Nous l’avons bien pleuré, dit Marie.

— Il aurait trente ans, murmure Georges.

Leurs fronts s’inclinent et sur leurs lèvres se pressent des mots amers. Il est triste de vieillir seuls… Ceux qui ont vécu dans la fièvre des ambitions et des passions dévorantes, ceux qui n’ont jamais entrevu, jamais caressé l’espoir d’une enfance égayant leur jeunesse, d’une jeunesse consolant leurs vieux jours, ceux qui n’ont jamais dit : « Je vais être père, » en échafaudant leurs rêves sur la quasi-certitude de ce bonheur, ceux-là peuvent supporter la solitude… leurs regrets tardifs demeurent incertains et vagues, et le souvenir d’une déception poignante ne vient pas les aigrir… Mais avoir effleuré, presque saisi sa chimère, avoir attendu des mois et des mois, avoir connu toutes les angoisses, toutes les espérances, toutes les souffrances aussi… pour rien. Se retrouver seuls, à jamais seuls ! Ah ! l’amère, la lamentable ironie de la destinée !