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IV

Les chaussons de Bébé !… qui pourra dire quel monde de regrets, de souvenirs et de tendresses tient en ces quatre mots ?… Oui, ce sont bien les exquises miniatures que la jeune femme brodait de soie sous les lilas mauves du jardin. Ils attendaient alors leur doux ange et les folles chimères, les espérances folles berçaient leurs rêves. Il y a trente ans…

Il y a trente-ans… Bébé est un homme sans doute… Il est artiste, il est poète, il est un bel officier sorti premier de l’École polytechnique — comme dans les romans — peut-être diplomate précoce et futur homme d’État, règle-t-il les destinées de la France, peut-être est-il père à son tour. Depuis longtemps les grosses bottes ont remplacé les petits chaussons bleus.

Mais non… Bébé ne sera jamais ni bel officier ni grave ministre. Son nom ne brillera point comme une étoile au firmament glorieux des arts. Bébé ne mettra pas de grosses bottes. Il n’a point mis les petits chaussons bleus. La destinée du bourgeon mordu par la gelée avant d’éclore, telle a été en ce monde la brève et mystérieuse destinée de Bébé. Il n’a vécu que les heures obscures d’avant la naissance… Peut-être Dieu l’avait-il créé trop parfait, trop frêle aussi pour la vie. Il s’est repenti de lui avoir ouvert les portes du