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III

— Georges !

— Marie ?

— Te souviens-tu ?

Des années ont passé… Ils sont assis l’un près de l’autre, non plus sous les lilas mauves, au fond du jardin où souriait Avril, mais en de grands fauteuils capitonnés, des fauteuils d’ancêtres, devant le premier feu d’automne.

Tout à l’heure il dormait, sa tête blanche renversée, lèvres entr’ouvertes, de l’air béat des vieux qui reposent. Elle, vidait sur ses genoux les bibelots d’une corbeille pleine d’anciennes tapisseries, de rubans flétris, de vieillottes dentelles, reliques démodées des défuntes parures qui la firent belle autrefois. Ah ! la coquette petite vieille, poudrée à frimas par les ans, fraîche encore sous ses rides, de la fraîcheur un peu ridée des pommes mûries hors saison. Un attendrissement vient à la voir, si joliment fanée, telle qu’une ombre mignarde et ténue descendue en robe à fleurs d’un trumeau de l’autre siècle.

— Georges !

— Marie ?

Le vieillard s’éveille, hochant son menton rose et grassouillet de prélat aimable ; il se penche, il s’agite… Allons, une bûche au feu, encore une… Elle raille… « Comme tu deviens frileux, pauvre homme… Tu n’es plus si leste qu’autrefois… » Et les grands fauteuils se rapprochent.

Brusquement, la corbeille renversée roule à terre… Parmi les rubans et les dentelles un paquet de laine blanche et bleue, gros comme un nid de roitelets, tombe sur le doux tapis aux fleurs anciennes. Soudain, plus pâle, la vieille dame pousse un cri :

— Georges !

— Marie ?

— Te souviens-tu ?

— Les chaussons de Bébé ! murmurent-ils ensemble.