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méconnaître seuls leurs prétentions quand tout le reste a cédé, surtout lorsqu’ils sont devenus si différens d’eux-mêmes en puissance, tandis que nous sommes plus isolés que jamais. Il ne peut exister une solide alliance qu’entre des peuples qui se craignent mutuellement : car celui qui serait tenté de l’enfreindre, ne se sentant pas de forces supérieures, renonce à l’envie d’attaquer. Mais s’ils nous ont laissés libres, c’est uniquement parce qu’ils ont cru devoir se saisir de la domination plutôt sous des prétextes spécieux et par le manège de l’intrigue que par la force. Ils alléguaient en leur faveur que des peuples indépendans ne les auraient pas volontairement secondés contre ceux qu’ils attaquaient, si ces derniers n’avaient pas eu quelque injustice à se reprocher. En même temps c’étaient les plus forts qu’ils entraînaient les premiers contre les plus faibles : ils les réservaient pour les derniers ; et c’était le moyen de les trouver eux-mêmes bien peu capables de résistance, quand ils auraient soumis le reste. S’ils avaient commencé par nous lorsque tous avaient encore leur propre force et pouvaient trouver notre appui, ils n’eussent pas eu les mêmes succès. Notre marine ne laissait pas aussi que de leur en imposer : ils craignaient qu’un jour elle ne se réunît tout entière ou à vous ou à quelque autre puissance, et ne les mît en danger. Ce qui contribuait encore à notre conservation, c’étaient les respects que nous rendions au peuple ainsi qu’aux chefs qui se succédaient dans leur république Cependant, à en juger par le sort des autres, nous ne paraissons pas devoir subsister encore long-temps si la guerre présente ne s’était pas élevée.

XII. « Eh ! comment pouvions-nous compter sur notre liberté et sur l’amitié des Athéniens, quand notre commerce mutuel n’avait rien de sincère ! Ils nous caressaient par crainte en temps de guerre, nous faisions pour eux de même en temps de paix. Ce qui est capable surtout d’assurer la confiance, c’est la bienveillance mutuelle ; et nous n’étions assurés les uns des autres que par la terreur. Alliés par crainte plutôt que retenus par amitié, ceux à qui la certitude du succès donnerait le plus tôt de l’audace devaient être aussi les premiers à rompre l’alliance. Si, parce qu’ils différaient d’en venir contre nous aux derniers excès, on nous trouve coupables de l’avoir abjurée sans attendre que les effets nous eussent confirmé leurs desseins, c’est bien mal juger des choses : car si nous avions été comme eux en état de former des projets et d’en remettre à notre gré l’exécution, qu’aurions-nous eu besoin de leur rester soumis, puisque nous aurions été leurs égaux ? Mais, comme ils ont toujours le pouvoir de nous envahir à leur gré, nous devons avoir le droit de pourvoir à notre défense.

XIII. « Telles sont, ô Lacédémoniens et alliés, les raisons et les causes de notre défection ; elles font assez connaître à ceux qui nous entendent que ce n’est pas sans motif que nous avons agi, que nos craintes ne manquaient pas de fondement et que nous avions lieu de chercher quelque sûreté. Notre dessein était formé depuis long-temps ; nous vous en avions informés pendant la paix ; et c’est vous qui, par le refus de nous seconder, en avez empêché l’exécution. Mais, sollicités maintenant par les Bœotiens, nous nous empressons de répondre à leurs vœux. Nous croyons être doublement autorisés dans notre défection par notre désir de contribuer à la délivrance des Grecs au lieu d’aider les Athéniens à les asservir, et par celui de prévenir les Athéniens au lieu de nous voir un jour détruits nous-mêmes par eux. Notre dessein s’est déclaré trop tôt et avant que nous fussions préparés ; c’est ce qui doit vous engager encore plus à nous recevoir dans votre alliance et à nous envoyer de prompts secours, pour montrer que vous embrassez la défense de ceux qu’il faut protéger, et en même temps que vous savez nuire à vos ennemis. L’occasion est telle qu’elle ne s’est point encore présentée. Les Athéniens sont ruinés par la maladie et par les frais de la guerre ; une partie de leurs vaisseaux est employée contre votre pays, une autre contre nous ; on peut croire qu’il leur en reste peu à vous opposer si cet été même vous faites chez eux par terre et par mer une irruption. Ou ils ne pourront s’opposer à votre descente, ou ils retireront leurs flottes de votre pays et du nôtre. Et qu’on ne pense pas que ce soit affronter un danger personnel en faveur d’une contrée étrangère. Tel regarde Lesbos comme un pays éloigné qui en recevra des avantages prochains : car la guerre ne se fera pas, comme quelques personnes peuvent le croire, dans l’Attique, mais dans un pays qui procure à l’Attique de