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les mêmes souffrances, et qu’ils se trouvaient dans la sécurité, car on n’était pas frappé deux fois mortellement. Ils recevaient les félicitations des autres ; eux mêmes jouissaient pour le présent du retour de la santé, et avaient pour l’avenir une espérance confuse que, de long-temps, ils ne seraient plus atteints d’une autre maladie mortelle.

LII. L’affluence des gens de la campagne qui venaient se réfugier dans la ville se joignit aux maux des Athéniens pour les aggraver, et ces nouveaux venus en souffraient eux-mêmes plus que les autres. Comme il n’y avait pas de maisons pour eux, et qu’ils vivaient pressés dans des cahuttes étouffées, pendant la plus grande chaleur de la saison, ils périssaient confusément et les morts étaient entassés sur les mourans. Des malheureux demi-morts, avides de trouver de l’eau, se roulaient dans les rues, et près de toutes les fontaines. Les lieux sacrés, où l’on avait dressé des tentes, étaient comblés de corps que la mort y avait frappés.

Quand le mal fut parvenu à son plus haut période, personne ne sachant plus que devenir, on perdit tout respect pour les choses divines et humaines. Toutes les cérémonies auparavant en usage pour les funérailles furent violées. Chacun ensevelissait les morts comme il pouvait. Bien des gens, par la rareté des choses nécessaires, depuis que l’on avait perdu tant de monde, recouraient à des moyens sordides de leur rendre les derniers devoirs. Les uns se hâtaient de poser leur mort et de le brûler sur un bûcher qui ne leur appartenait pas, prévenant ceux qui l’avaient dressé ; d’autres, pendant qu’on brûlait un mort, jetaient sur lui le corps qu’eux-mêmes apportaient et se retiraient aussitôt.

LIII. La peste introduisit dans la ville bien d’autres désordres. Au spectacle des promptes vicissitudes dont on était témoin, de riches subitement atteints de mort, de gens qui n’avaient rien succédant à leur fortune, on osa plus volontiers s’abandonner ouvertement à des plaisirs dont auparavant on se serait caché. On cherchait des jouissances promptes, et l’on ne croyait devoir s’occuper que de voluptés, dans l’idée qu’on ne possédait que pour un jour et ses biens et sa vie. Personne ne daignait se donner aucune peine pour des choses honnêtes, dans l’incertitude où l’on était si l’on ne cesserait pas d’exister avant d’y avoir atteint. Le plaisir, et tous les moyens de gagner pour se le procurer, voilà ce qui devint utile et beau. On n’était retenu ni par la crainte des dieux ni par les lois humaines : il semblait égal de révérer les dieux ou de les négliger, quand on voyait périr indifféremment tout le monde. Le coupable ne croyait pas avoir assez à vivre pour recevoir sa condamnation ; il se figurait bien plutôt voir suspendue sur sa tête une peine déjà prononcée, et, avant de la subir, il croyait juste de profiter de ce qui pouvait lui rester à vivre.

LIV. Voilà dequels maux les Athéniens furent accablés. Dans leurs murs, ils voyaient périr les citoyens ; et, au dehors, leurs campagnes ravagées. On se ressouvint alors, comme il arrive dans de telles circonstances, d’une prédiction que les vieillards disaient avoir entendu chanter autrefois ; la voici :

Athène un jour verra dans ses champs malheureux,
Entrer les Doriens et la peste avec eux.

Comme, dans la langue grecque, le mot qui signifie la peste et celui qui signifie la famine diffèrent très peu dans la prononciation[1], on disputa sur le fléau dont on était menacé : mais, dans le temps de la contagion, l’opinion qui dut naturellement l’emporter fut que c’était de la peste : car on ajustait le sens de l’oracle aux maux que l’on souffrait. S’il survient un jour une nouvelle guerre des Doriens, et qu’elle soit accompagnée de la famine, je crois que ce sera pour lors à la famine qu’on appliquera la prédiction.

Ceux qui connaissaient l’oracle qu’avaient reçu les Lacédémoniens se le rappelèrent aussi. Quand ils avaient interrogé le dieu pour savoir s’ils entreprendraient la guerre, il avait répondu que s’ils combattaient de toutes leurs forces, ils auraient la victoire, et il avait prononcé que lui-même viendrait à leur secours[2]. On trouva que l’oracle s’accordait avec l’événement. La maladie se déclara dès que les Péloponnésiens eurent commencé leur invasion, et ne pénétra

  1. La peste se nomme en grec loimos et la famine limos Il parait que, dès le temps de Thucydide, la prononciation de la diphthongue oi, et de la voyelle i, différait peu. Elle est absolument la même pour les Grecs modernes, et ils prononcent également limos, le mot qui signifie la peste et celui qui signifie la famine.
  2. C’était Apollon qui envoyait la peste et les morts subites. Il était donc venu au secours des Lacédémoniens en envoyant la peste à leurs ennemi.