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ont perdus ; et cette consolation sera double pour la patrie, qui verra ces enfans remplir le vide de sa population, tandis que leurs pères lui garantiront la sûreté : car les citoyens qui n’ont pas d’enfans pour lesquels ils s’exposent aux périls ne lui peuvent être également affectionnés. « Et vous à qui l’âge refuse cette espérance, soyez heureux par le temps de votre vie qui s’est écoulé : il a été le plus long ; regardez-le comme un gain que vous avez fait sur le sort ; espérez que le reste sera court, et allégez-en le poids par la gloire des héros dont vous futes les pères. Seul l’amour de la gloire ne vieillit pas ; et, dans l’infirmité du grand âge, le plus grand des plaisirs n’est pas, comme on le prétend, d’amasser des richesses, mais d’obtenir des respects.

XLV. « Fils et frères de ceux qui ne sont plus, je vois pour vous une grande lutte à soutenir : car tout le monde loue volontiers ceux qui ne sont plus ; et, par un excès même de vertu, à peine ferez-vous croire que vous les égalez ; on jugera que vous leur êtes du moins un peu inférieurs. Les vivans ont des émules qui leur portent envie, mais on rend honneur avec bienveillance au mérite qui n’est plus un obstacle pour des rivaux.

« S’il faut qu’en faveur des épouses qui viennent de tomber dans le veuvage, j’ajoute ici quelque chose sur ce qui doit constituer leur vertu, je renfermerai dans bien peu de mots tous les avis qu’on peut leur donner. Vous contenir dans les devoirs prescrits à votre sexe, telle est votre plus grande gloire : elle appartient à celle dont les vices ou les vertus font le moins de bruit parmi les hommes.

XLVI. « J’ai rempli la loi, et j’ai dit tout ce que je croyais avoir d’utile à vous faire entendre. Nos illustres morts viennent de recevoir l’hommage qui leur est dû, et dès ce jour leurs enfans seront élevés aux frais de la république jusqu’à l’âge qui leur permettra de la servir. C’est une couronne que décerne la patrie, couronne utile à ceux qui ne sont plus et à ceux qui nous restent, et que l’on voudra mériter dans de semblables combats. Où les plus belles récompenses sont offertes à la vertu, là se trouvent les meilleurs citoyens.

« Payez un tribut de larmes aux morts qui vous appartiennent, et retirez-vous. »

XLVII. Ce fut dans l’hiver avec lequel finit la première année de la guerre que se célébra cette cérémonie funèbre. Dès le commencement de l’été[1] les deux tiers des troupes du Péloponnèse et des alliés se jetèrent, comme l’année précédente, sur l’Attique, y campèrent et ravagèrent le pays. C’était Archidamus, fils de Zeuxidamus, qui les commandait.

Ils n’y étaient encore que depuis peu de jours quand la contagion se déclara parmi les Athéniens. On dit que déjà plusieurs fois elle avait frappé Lemnos et d’autres contrées ; mais on ne se ressouvenait pas que nulle part se fût fait ressentir une semblable peste ni une aussi terrible mortalité. Les médecins, au commencement de la maladie, n’y purent apporter de remède, parce qu’ils ne la connaissaient pas, et la mort les atteignait encore plus que les autres, par leur commerce plus fréquent avec les malades. Toute industrie humaine était sans ressource. En vain on fit des prières dans les temples, on consulta les oracles, on eut recours à d’autres semblables pratiques : tout fut inutile, et l’on finit par y renoncer, abattu par la force du mal.

XLVIII. Il commença, dit-on, par l’Éthiopie, au-dessus de l’Égypte, descendit en Égypte et dans la Libye, gagna la plus grande partie de la domination du roi et se jeta subitement sur la république d’Athènes. Il attaqua d’abord les habitans du Pirée, qui prétendaient que les Péloponnésiens avaient empoisonné les puits, car il n’y avait point encore de fontaines dans ce quartier. Il gagna ensuite la ville haute, et ce fut alors qu’il exerça le plus de ravage. Je laisse à chacun, médecin ou particulier, le soin de dire ce qu’il sait de ce fléau, d’où l’on peut croire qu’il tire son origine, quelle cause lui semble capable d’opérer une telle résolution dans la sanié, et quel remède il croit avoir la force de guérir cette maladie ; pour moi, je dirai quel fut le mal, comme j’en ai moi-même éprouvé les atteintes et que j’en ai vu d’autres personnes attaquées. On pourra, d’après les symptômes que je vais offrir, en prévoir les effets, et n’être pas dans l’ignorance s’il arrive qu’il reparaisse.

XLIX. On convient qu’il n’y eut point d’année où les autres maladies se fissent moins sentir ; et s’il arrivait qu’on en éprouvât quelques-

  1. Seconde année de la guerre du Péloponnèse, seconde année de la quatre-vingt-septième olympiade, quatre cent trente-un an avant l’ère vulgaire. Après le 28 mars.