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core, et qui sommes parvenus à l’âge de la maturité, c’est nous qui avons procuré le plus d’accroissement à cet empire, c’est à nous que sont dus tous les avantages qui rendent la république si respectable dans la guerre et dans la paix. Les exploits qui nous ont acquis les différentes parties de notre domination, les invasions des Grecs et des Barbares vaillamment repoussées par nous ou par nos pères, c’est ce que je passerai sous silence, sans vous entretenir longuement de ce qui vous est connu. Mais par quelle conduite nous sommes parvenus à tant de puissance, par quelles institutions politiques et par quelles mœurs nous avons imprimé tant de grandeur à l’état, c’est ce que je vais montrer, avant de passer à l’éloge de nos guerriers : persuadé que ces détails ne sont pas ici déplacés, et qu’il n’est pas inutile à cette assemblée de citoyens et d’étrangers de les entendre.

XXXVII. « Notre constitution politique n’est pas jalouse des lois de nos voisins, et nous servons plutôt à quelques-uns de modèles que nous n’imitons les autres[1]. Comme notre gouvernement n’est pas dans les mains d’un petit nombre de citoyens, mais dans celles du grand nombre, il a reçu le nom de démocratie. Dans les différends qui s’élèvent entre particuliers, tous, suivant les lois, jouissent de l’égalité : la considération s’accorde à celui qui se distingue par quelque mérite, et si l’on obtient de la république des honneurs, c’est par des vertus, et non parce qu’on est d’une certaine classe. Peut-on rendre quelque service à l’état, on ne se voit pas repoussé parce qu’on est obscur et pauvre. Tous, nous disons librement notre avis sur les intérêts publics ; mais dans le commerce journalier de la vie, nous ne portons pas un œil soupçonneux sur les actions des autres ; nous ne leur faisons pas un crime de leurs jouissances ; nous ne leur montrons pas un front sévère, qui afflige du moins, s’il ne blesse pas[2]. Mais, sans avoir rien d’austère dans le commerce particulier, une crainte salutaire nous empêche de prévariquer dans ce qui regarde la patrie, toujours écoutant les magistrats et les lois, surtout celles qui ont été portées en faveur des opprimés, et toutes celles même qui, sans être écrites, sont le résultat d’une convention générale et ne peuvent être enfreintes sans honte.

XXXVIII. « Par des institutions de jeux et de fêtes annuelles, par les agrémens et les douceurs de la vie privée, nous offrons à l’esprit des délassemens de ses fatigues ; et chaque jour a chez nous ses plaisirs qui dissipent les ennuis. Notre république, par l’étendue de sa domination, reçoit tout ce qui naît sur la terre entière, et nous ne recueillons pas moins pour notre jouissance les productions des contrées étrangères que celles de notre sol.

XXXIX. « Voici, dans ce qui concerne la guerre, en quoi nous différons de nos ennemis. Nous offrons notre ville en commun à tous les hommes ; aucune loi n’en écarte les étrangers, ne les prive de nos institutions, de nos spectacles[3] : chez nous rien de caché, rien dont ne puissent profiter nos ennemis. Ce n’est point en des apprêts mystérieux, en des ruses préparées, que nous mettons notre confiance : elle se fonde sur notre courage et notre activité. Nos ennemis, dès leur première enfance, se forment au courage par les plus rudes exercices ; et nous, élevés avec douceur, nous n’en avons pas moins d’ardeur à courir aux mêmes dangers C’est ce qui est bien prouvé ; car les Lacédémoniens ne viennent pas seuls, mais avec tous leurs voisins, porter la guerre dans notre pays ; et nous, pénétrant seuls chez nos ennemis, et ayant à combattre des hommes qui défendent leur propriété, nous remportons le plus souvent, sur le territoire étranger, une victoire aisée. Il n’est jamais arrivé qu’aucun de nos ennemis eût à lutter contre toute la masse de nos forces, obligés que nous sommes de monter à la fois notre marine, et d’envoyer des troupes de terre dans les diverses contrées de notre domination ; mais, s’ils se mesurent avec une faible partie de notre

  1. Il attaque en passant les Lacédémoniens, dont les lois n’étaient qu’une imitation de celles de Crète.
  2. Les Lacédémoniens étaient sans liberté dans la vie privée, ou plutôt leur vie était toute publique. Toujours ils étaient gênés, toujours éclairés dans toutes leurs actions. Ils ne voyaient dans leurs concitoyens que d’autres censeurs ; jamais ils ne cessaient d’être les esclaves de leurs sévères coutumes, et ce dur esclavage commençait à l’enfance.
  3. Thucydide oppose les coutumes hospitalières d’Athènes aux lois féroces des Lacédémoniens, qui repoussent de chez eux les étrangers. Un peu plus bas, il compare l’éducation douce des Athéniens aux durs exercices de la jeunesse lacedémonienne, et prouve que les Athéniens n’en sont pas moins courageux pour ne pas se refuser, à tous les âges, tous les agrémens de la vie.