Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/70

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prise, et leur tuèrent une partie de leur monde. Vivement repoussés, ils retournèrent chez eux.

XXXIV. Le même hiver, Athènes, suivant les anciennes institutions, célébra aux frais du public les funérailles des citoyens qui étaient morls dans cette guerre. Voici ce qui s’observe dans cette solennité. Trois jours avant les obsèques, ou élève un pavillon où sont déposés les os des morts, et chacun peut apporter à son gré des offrandes au mort qui lui appartient. Au moment du transport sont amenés sur des chars des cercueils de cyprès, un pour chaque tribu, dans lequel sont renfermés les os de ses morts. On porte en même temps un lit vide et tout dressé pour les morts. Les citoyens et les étrangers peuvent, à volonté, faire partie du cortège. Les parentes sont auprès du cercueil et poussent des gémissemens. Les os sont déposés dans un monument public élevé dans le plus apparent des faubourgs[1]. C’est là que toujours on inhume ceux qui sont morts à la guerre ; les guerriers qui périrent à Marathon furent seuls exceptés ; car pour rendre à leurs vertus un hommage signalé, ce fut dans les champs où ils avaient perdu la vie qu’on leur donna la sépulture. Quand les morts sont couverts de terre, un orateur choisi par la république, homme distingué par ses talens et ses dignités, prononce l’éloge que mérite leur valeur. Ce discours terminé, on se retire. C’est ainsi que se célèbrent ces funérailles, et cet usage fut observé pendant tout le cours de la guerre, autant de fois que l’occasion s’en présenta. Quand le moment fut venu, Périclès monta sur une tribune élevée près du monument et d’où le plus grand nombre des assistans pouvait l’en tendre ; il parla ainsi[2] :

XXXV. « La plupart des orateurs, qui, de ce même lieu, ont déjà fait entendre leur voix, ont célébré le législateur qui a cru devoir ajouter à l’ancienne loi sur la sépulture des citoyens, victimes de la guerre, celle de prononcer leur éloge[3] : persuadés que c’est une belle institution de louer en public ceux qui sont morts pour la patrie. Pour moi, j’oserais croire qu’à des hommes qui se sont rendus grands par leurs actions, il suffit de ce qu’ils ont fait pour justifier les honneurs qu’ils obtiennent, honneurs rendus par le peuple entier et dont ce monument vous offre le spectacle : plutôt que de livrer les vertus d’un grand nombre de héros au hasard d’être appréciées suivant qu’un seul homme en parlera plus ou moins dignement. Il est difficile à l’orateur de garder la mesure convenable, quand on peut même à peine avoir une opinion fixe sur la vérité. L’auditeur qui joint à la conscience des faits de la bienveillance pour ceux dont on prononce l’éloge, trouvera peut-être tout ce qu’on pourra dire au-dessous de ce qu’il voudrait entendre et de ce qu’il sait : et celui qui ne connaît pas les choses par lui-même, trouvera, par envie, de l’exagération dans tout ce qui s’élève au-dessus de son caractère. Car on ne supporte l’éloge des autres qu’autant que l’on se croit capable soi-même de faire ce qu’on entend célébrer : ce qui s’élève plus haut, on refuse d’y croire. Cependant, puisque les anciens ont jugé convenable qu’un tel éloge fût prononcé, je dois me conformer à la loi, et tenter de satisfaire, autant qu’il me sera possible, le désir et l’opinion de chacun d’entre vous.

XXXVI. « C’est par nos ancêtres que je vais commencer. Dans une telle solennité, il est juste, il est convenable de leur accorder les honneurs d’un souvenir. Des hommes d’une même origine ont toujours occupé cette contrée, et c’est par leurs vertus que les plus anciens l’ont transmise à leurs descendons, libre comme elle continue de l’être. Nos premiers aïeux sont dignes d’éloges, et nos pères encore plus : c’est eux qui ont ajouté à l’héritage qu’ils avaient reçu la puissance que nous possédons, et ce n’est pas sans de grands travaux qu’ils l’ont transmise. Mais nous-mêmes, nous surtout qui vivons en-

  1. Ce faubourg était le Céramique.
  2. Périclès, au rapport de Plutarque, n’avait laissé par écrit que des plébiscites. Il était cependant l’orateur le plus éloquent de son temps ; mais on a lieu de présumer qu’alors les orateurs n’écrivaient point encore leurs discours. On avait retenu de l’oraison funèbre prononcée par Périclès une pensée qu’Aristote nous a conservée, et que n’a pas recueillie Thucydide ; c’est qu’enlever la jeunesse d’une république, c’est dépouiller l’année du printemps.
  3. La loi qui ordonnait de faire aux frais du public les funérailles des guerriers morts en combattant, remontait a une haute antiquité. On ajouta depuis à cette loi celle de faire l’éloge de ces guerriers, et cette nouvelle disposition a été attribuée à Solon.