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revint point à Sparte ; mais on apprit qu’il se fixait à Colonnes dans la Troade, qu’il ne s’y arrêtait pas à bonne intention, et qu’il avait des intelligences avec les Barbares. On crut alors ne devoir plus dissimuler, et les éphores lui envoyèrent un héraut avec une scytale[1], et lui firent signifier l’ordre de ne pas s’écarter du héraut, s’il ne voulait pas que Sparte lui déclarât la guerre. Il craignit de se rendre suspect, et dans la confiance qu’il se laverait par argent du crime qu’on lui imputait, il revint à Sparte une seconde fois. D’abord mis en prison par ordre des éphores, car ils ont le pouvoir de faire éprouver ce traitement aux rois eux-mémes, il parvint à en sortir en gagnant les magistrats, et s’offrit à rendre compte de ses actions et à répondre à ses accusateurs.

CXXXII. Ni les Spartiates, ni ses ennemis, ni toute la république n’avaient aucune preuve assez forte pour les autoriser à punir un homme du sang royal et qui était alors revêtu d’une haute dignité : en qualité de cousin de Plistarque, fils de Léonidas, décoré du titre de roi, mais trop jeune pour en exercer les fonctions, il avait la tutelle de ce prince. Mais son éloignement pour les mœurs de son pays, son affectation d’imiter celles des Barbares, donnaient bien des raisons de soupçonner qu’il ne voulait pas se contenter de sa fortune. On remontait à l’examen de sa vie ; on recherchait s’il ne s’était pas écarté des lois reçues ; on se rappelait qu’autrefois, sur le trépied que les Grecs consacrèrent à Delphes des prémices du butin fait sur les Mèdes, il avait osé, comme si c’eût été son offrande particulière, faire graver ces paroles : « Pausanias, général des Grecs, après avoir défait l’armée des Mèdes, a consacré ce monument à Apollon. » Les Lacédémoniens avaient fait effacer aussitôt cette inscription, et graver le nom des villes qui, victorieuses en commun des Barbares, avaient consacré cette offrande. On mettait cet acte de présomption au rang des crimes de Pausanias, et depuis qu’il était devenu suspect, on y trouvait de grands rapports avec ses desseins actuels. Le bruit se répandit aussi de certaines intrigues qu’il avait eues avec les Hilotes, et ce bruit était bien fondé. Il leur avait promis la liberté et l’état de citoyens s’ils se soulevaient avec lui et le secondaient dans l’exécution de tous ses projets. Cependant, quoique des Hilotes le dénonçassent eux-mêmes, on n’en voulut pas croire leurs délations ni rien prononcer contre lui. La conduite des Lacédémoniens était celle qu’ils out coutume de tenir entre eux ; ils ne se hâtent jamais de prononcer des peines capitales contre un Spartiate, sans avoir des preuves incontestables. Mais enfin, un homme d’Argila, que Pausanias avait aimé autrefois, qui jouissait de sa confiance, et qui devait porter à Artabaze ses dernières dépêches pour le roi, devint, dit-on, son dénonciateur. Il conçut des craintes sur la réflexion que jamais aucun des émissaires qui avaient été chargés avant lui de semblables messages n’était revenu. Il ouvrit les lettres, après en avoir contrefait le cachet, pour les refermer s’il se trompait dans ses soupçons, ou pour que Pausanias ne s’aperçût de rien s’il les redemandait pour y faire quelque changement. Il y trouva l’ordre de lui donner la mort, et il s’était douté qu’elles contenaient quelque chose de semblable.

CXXXIII. Quand il eut présenté ces lettres aux éphores, il leur resta moins de doute ; mais ils voulurent entendre, de la bouche même de Pausanias, quelque preuve de son crime. D’accord avec eux, le dénonciateur se réfugia au Ténare, en qualité de suppliant, et s’y construisit une cabane à double cloison, où il cacha quelques éphores. Pausanias vint le trouver et lui demanda le sujet de ses craintes. Les éphores entendirent tout distinctement : les reproches de l’homme sur ce que Pausanias avait écrit à son sujet, les détails dans lesquels il entra, comme quoi il ne l’avait jamais trahi dans ses messages auprès du roi, et comme quoi, en reconnaissance, il se voyait jugé digne de mort, ainsi que l’avaient été tant d’autres de ses serviteurs. Ils entendirent Pausanias convenir de tout, l’engager à ne pas garder de ressentiment, lui donner sa foi pour la libre sortie du lieu sacré, le presser de

  1. La scytate était un bâton dont voici l’usage. On faisait deux scytales de la même proportion : l’une restait dans les mains des éphores, et ils donnaient l’autre au général qu’ils expédiaient. Quand ils avaient des lettres secrètes à lui écrire, ils roulaient une lanière blanche sur ce bâton, écrivaient sur cette lanière, et la déroulaient pour la donner au courrier. Elle n’offrait que des caractères sans suite et même tronqués ; mais le général lisait aisément ce qu’elle contenait en la roulant sur sa scytale. C’est un moyen bien grossier eu comparaison du double chiffre dont les modernes fout usage pour la correspondance secrète.