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que : Cléarque, jugeant que le soldat de Ménon avait tort, le frappa ; le soldat, de retour à son camp, raconta l’aventure à ses camarades, qui s’en offensèrent, et devinrent furieux contre Cléarque. Le même jour, ce général, après avoir été au passage du fleuve et examiné le marché, revenait à cheval à sa tente avec peu de suite, et traversait le camp de Ménon. Cyrus n’était point encore arrivé, mais il était en route. Un soldat de Ménon, qui fendait du bois, voyant Cléarque passer, lui jeta sa hache et le manqua : un autre, puis un autre encore, lança une pierre, et sur leurs cris, beaucoup de soldats se joignirent à eux. Cléarque se sauve à son quartier, crie aux armes, ordonne aux hoplites de rester en bataille, les boucliers devant leurs genoux : pour lui, avec les Thraces et les cavaliers, qui étaient plus de quarante, Thraces aussi pour la plupart, il marche droit à la troupe de Ménon, qui, étonnée, ainsi que son chef, court aux armes : quelques-uns restaient en place, ne sachant quel parti prendre. Proxène, qui, par hasard, avait marché plus lentement, s’avança sur-le-champ entre les deux troupes, et ayant mis bas les armes, pria Cléarque de se calmer.

Cléarque, qui avait failli être lapidé, s’indigna de ce que Proxène parlait de sang-froid de cet événement, et le pressa de se retirer.

Cependant Cyrus arrive ; il apprend la nouvelle, il s’arme ; il accourt au milieu d’eux avec ceux de ses confidens qui se trouvaient près de lui, et parle en ces termes : « Cléarque, Proxéne, Grecs ici présens, vous ignorez ce que vous faites ; si vous vous combattez les uns les autres, sachez que dès ce jour ma perte est décidée, et que la vôtre suivra de près : car dès que nos affaires tourneront mal, tous les Barbares que vous voyez à ma suite seront des ennemis plus dangereux que ceux qui sont dans l’armée du roi. » A ce discours, Cléarque revint à lui ; les deux partis s’apaisèrent, on remit les armes à leur place.


CHAPITRE VI.

L’armée s’avançant ensuite, on trouva des pas de chevaux, du crottin ; et l’on conjectura qu’il avait passé là environ deux mille chevaux. Cc détachement prenait les devants, brûlant les fourrages et tout ce qui pouvait être de quelque utilité. Orontas, Perse du sang royal, qui passait pour l’un des plus habiles militaires de sa nation, et qui avait déjà porté les armes contre Cyrus, forma le projet de le trahir. Comme il était alors réconcilié avec ce prince, il lui dit que s’il voulait lui donner mille chevaux, il se faisait fort, ou de surprendre et passer au fil de l’épée le détachement qui brûlait d’avance le pays, ou de ramener beaucoup de prisonniers, d’empêcher les incendies et de faire que l’ennemi ne pût rapporter au roi ce qu’il aurait vu de l’armée de Cyrus. Ce prince, ayant jugé cette proposition avantageuse, dit à Orontas de prendre des piquets de tous les corps.

Orontas, croyant son détachement prêt à marcher, écrit une lettre au roi, lui mande qu’il amènera le plus de cavalerie possible, et le prie d’ordonner à la sienne qu’on le reçoive comme ami. La lettre rappelait son ancien attachement et sa fidélité : il en chargea un homme à qui il croyait pouvoir se fier. Celui-ci ne l’eut pas plutôt reçue qu’il l’alla montrer à Cyrus : ce prince l’ayant lue, fait arrêter Orontas, mande dans sa tente sept des principaux de sa cour, et ordonne aux généraux grecs de faire prendre les armes à leurs hoplites et de les placer autour de sa tente : les Grecs obéirent, et lui amenèrent environ trois mille hoplites. Il appela aussi au conseil de guerre le général Cléarque, qui lui paraissait, ainsi que le reste de l’armée, celui de tous les Grecs qui jouissait de la plus grande considération. Cléarque, au sortir du conseil, raconta à ses amis comment s’était passé le jugement d’Orontas (car on n’en faisait pas un mystère). Cyrus, dit-il, ouvrit l’assemblée en parlant ainsi :

« Je vous ai convoqués, mes amis, pour délibérer avec vous, et pour traiter, de la manière la plus juste devant les dieux et les hommes, Orontas que voici. Il m’a été d’abord donné par mon père, pour être soumis à mes ordres. Ensuite, mon frère lui ayant, à ce qu’il prétendait, ordonné, il prit les armes contre moi ; et quoique alors il fût maître de la citadelle de Sardes, je lui fis la guerre de manière à lui faire désirer la fin des hostilités. Je reçus sa main et lui donnai la mienne. Orontas, continua Cyrus, as-tu éprouvé quelque injustice de ma part ? – Non. – N’ayant point à te plaindre de moi, comme tu en conviens toi-même, ne t’es tu pas révolté