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« Selon moi, on n’a mis en avant que des idées folles. Mon avis est qu’on députe à Cyrus des gens capables, accompagnés de Cléarque, et qu’on l’interroge sur ce qu’il veut faire de nous. S’il s’agit d’une expédition semblable à celle où il a déjà employé les troupes grecques, il faut le suivre et ne pas se montrer plus lâches qu’elles ; mais si son entreprise est plus considérable, plus pénible, plus périlleuse que la précédente, il faudra, ou qu’il nous détermine à le suivre, ou que nous lui persuadions de nous renvoyer amicalement. S’il nous persuade, nous le suivrons en amis et avec zèle ; si nous le quittons, nous nous retirerons sans crainte. Que nos députés nous rapportent sa réponse : nous délibèrerons ensuite. »

Cet avis l’emporta. On choisit des députés qu’on envoya avec Cléarque, pour demander à Cyrus les éclaircissemens convenus. Il répondit qu’on l’avait informé qu’Abrocomas, son ennemi, était à la distance de douze marches en avant sur les bords de l’Euphrate : qu’il voulait les mener contre lui, et le punir s’il le joignait ; que s’il fuyait, on délibèrerait sur le parti qu’on aurait à prendre. Les députés portèrent cette réponse aux soldats. Ceux-ci soupçonnèrent que Cyrus les menait contre le roi : ils résolurent néanmoins de le suivre ; et comme ils demandaient une paye plus forte, Cyrus leur promit d’augmenter leur solde de moitié en sus, et de leur donner à chacun trois demi-dariques au lieu d’une darique par mois. Au reste, personne n’entendait encore dire, du moins publiquement, qu’il marchât contre le roi.


CHAPITRE IV.

Au sortir de Tarse, il fit dix parasanges en deux jours, et arriva au fleuve Sarus, large de trois plèthres. Le lendemain, en une marche de cinq parasanges, on arriva sur les bords du fleuve Pyrame, large d’un stade. De là on fit quinze parasanges en deux marches, pour arriver à Issus. Cette ville, la dernière de la Cili cie, est peuplée, grande, florissante et située sur le bord de la mer. On y séjourna trois jours, pendant lesquels arrivèrent du Péloponnèse trente-cinq vaisseaux commandés par Pythagore de Lacédémone. Tamos d’Egypte les conduisait depuis Éphèse, ayant avec lui vingt-cinq autres vaisseaux de Cyrus, avec lesquels il avait assiégé Milet, ville amie de Tissapherne, et servit le prince contre ce satrape. Sur ces bâtimens étaient Chirisophe de Lacédémone, qu’avait mandé Cyrus, et sept cents hoplites, avec lesquels il servit dans son armée. Les vaisseaux se tinrent à l’ancre près de la tente de Cyrus. Ce fut là que quatre cents hoplites grecs quittèrent le service d’Abrocomas, pour se joindre à Cyrus et marcher avec lui contre le roi.

D’Issus il vint, en une marche de cinq parasanges, au passage de la Cilicie et de la Syrie. Deux murs se présentaient : l’un en deçà et au-devant de la Cilicie, était gardé par Syennésis et par ses troupes ; on disait qu’une garnison d’Artaxerxès occupait celui qui était au-delà, et du côté de la Syrie ; entre les deux, coule le fleuve Carsus, large d’un plèthre. L’espace qui est entre les deux murs est de trois stades ; on ne pouvait forcer ce passage étroit, les murs descendaient jusqu’à la mer ; au-dessus étaient des rochers à pic, et l’on avait pratiqué des portes dans les murs. Pour s’ouvrir ce passage, Cyrus avait fait venir sa flotte, afin de débarquer des hoplites entre ces deux murs et au-delà, et de forcer le pas de Syrie s’il était défendu par les ennemis. Il s’attendait qu’Abrocomas, qui avait beaucoup de troupes à ses ordres, lui disputerait ce passage ; mais Abrocomas n’en fit rien ; dès qu’il sut que Cyrus était en Cilicie, il se retira de la Phénicie et marcha vers le roi, avec une armée qu’on disait être de trois cent mille hommes.

De là, Cyrus fit, en un jour de marche, cinq parasanges dans la Syrie, et l’on arriva à Myriandre, ville maritime, habitée par les Phéniciens ; c’est une ville de commerce où mouillent beaucoup de vaisseaux marchands. On s’y arrêta sept jours, pendant lesquels Xénias d’Arcadie et Pasion de Mégare s’embarquèrent avec ce qu’ils avaient de plus précieux, et se retirèrent. Ils étaient, suivant l’opinion la plus commune, piqués de ce que Cyrus laissait à Cléarque ceux de leurs soldats qui s’étaient joints à lui pour retourner en Grèce et ne pas marcher contre Artaxerxès. Ils avaient à peine disparu, et déjà le bruit se répandait que Cyrus enverrait contre eux ses trirèmes ; quelques-uns souhaitaient qu’on les arrétât comme traîtres ; d’autres plaignaient le sort qui les attendait s’ils étaient pris.