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en état de défense. Tous ceux qui étaient dans la ville, sans exception, citoyens, femmes, enfans, devaient partager les travaux : édifices publics, maisons particulières, rien de ce qui pouvait fournir des matériaux ne devait être épargné ; il fallait tout démolir. Après avoir donné ces instructions, et déclaré ce que lui-même comptait faire à Lacédémone, il partit. À son arrivée, au lieu de se rendre auprès des magistrats, il usa de délais et de prétextes ; et quand des gens en place lui demandaient pourquoi il ne se rendait pas à l’assemblée générale, sa réponse était : qu’il attendait ses collègues, qu’ils avaient été surpris par quelques affaires, qu’il comptait les voir bientôt arriver, et qu’il était étonné qu’il ne fussent pas encore venus.

XCI. On croyait Thémistocle, parce qu’on avait pour lui de l’affection. Cependant il survenait des personnes qui dénonçaient qu’on fortifiait Athènes, que déjà les murailles gagnaient de l’élévation, et l’on ne savait pas comment ne pas ajouter foi à ces rapports ; mais Thémistocle, qui en était instruit, priait les Lacédémoniens de ne pas s’en laisser imposer par des discours, et d’envoyer plutôt quelques-uns de leurs citoyens, hommes de probité, qui rendraient un compte fidèle de ce qu’ils auraient vu. On les expédia ; mais Thémistocle fit passer à Athènes un avis secret de leur départ, et manda que, sans les arrêter ouvertement, il fallait les retenir jusqu’au retour de ses collègues, car ils étaient enfin venus le joindre : c’étaient Abronychus, fils de Lysiclès, et Aristide, fils de Lysimaque ; ils lui annoncèrent que le mur était à une hauteur convenable. Il craignait d’être arrêté avec eux quand on serait instruit de la vérité ; mais les Athéniens, conformément à son avis, retenaient les députés de Lacédémone.

Thémistocle parut enfin en public, et déclara sans détour qu’Athènes était murée, et se trouvait en état de mettre en sûreté ses habitans ; que si Lacédémone et ses alliés avaient quelque dessein d’y envoyer une députation, ce devait être désormais comme à des hommes qui connaissaient aussi bien leurs intérêts particuliers que l’intérêt commun de la Grèce ; que quand ils avaient cru nécessaire d’abandonner leur ville, et de monter sur leurs vaisseaux, ils avaient bien su prendre ce parti sans le conseil de Lacédémone ; que dans toutes les affaires où ils s’étaient consultés avec les Lacédémoniens, on n’avait pas vu qu’ils eussent eu moins de sagesse que personne ; que maintenant donc ils croyaient utile que leur ville fût murée ; que c’était en particulier leur intérêt et celui de tous leurs alliés ; qu’il était impossible, sans avoir les mêmes moyens de se défendre, de prendre les mêmes résolutions pour l’utilité commune ; et qu’en un mot, il fallait que tous les Grecs soutinssent leur fédération sans avoir de murailles, ou qu’on trouvât bon ce que venaient de faire les Athéniens.

XCII. Les Lacédémoniens, à ce discours, ne manifestèrent pas de ressentiment contre les Athéniens. Quand ils leur avaient envoyé une députation, ce n’avait pas été dans le dessein de leur intimer une défense, mais de leur donner un conseil qui leur semblait s’accorder avec l’intérêt commun. D’ailleurs, ils témoignaient alors aux Athéniens beaucoup d’amitié pour le zèle qu’ils avaient fait paraître dans la guerre des Mèdes. Cependant ils étaient secrètement piqués d’avoir manqué leur projet ; mais les députés se retirèrent de part et d’autre sans essuyer aucune plainte.

XCIII. Ce fut ainsi qu’en peu de temps les Athéniens fortifièrent leur ville ; et l’on peut voir encore aujourd’hui que ce fut un ouvrage fait avec précipitation ; car les fondemens sont construits de toutes sortes de pierres qui, en certains endroits, sont restées brutes et telles qu’elles furent apportées. Des colonnes, des marbres sculptés furent tirés des monumens, et entassés les uns sur les autres. De tous les côtés de la ville, l’enceinte fut tenue plus grande qu’auparavant ; on travaillait à tout à la fois, et on ne se donnait pas de repos. Thémistocle persuada de continuer aussi les ouvrages du Pirée. Ils avaient été commencés précédemment pendant l’année durant laquelle il avait eu l’administration de la république en qualité d’archonte[1]. Il regardait comme très favorable la situation de ce lieu, qui offrait trois ports creusés par la nature ; et depuis que les Athéniens s’étaient tournés du côté de la marine, il la croyait d’une grande importance à l’accroissement de leurs forces. Il osa dire le premier qu’ils devaient

  1. Thémistocle avait été archonte la quatrième année de la soixante-onzième olympiade, quatre cent quatre-vingt-treize ans avant l’ère vulgaire.