Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/409

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tions, se croyant déshonorés si leur présence devenait inutile à des alliés, et d’ailleurs jaloux de conserver la gloire de leurs ancétres, ils ne virent pas plutot l’ennemi qu’ils le chargèrent avec furie. Par-là ils conservèrent aux Mantinéens tout ce qu’ils avaient hors de la ville : s’ils perdirent des braves, ils en tuèrent, car il n’y avait d’arme si courte dont on ne s’atteignît réciproquement. Les Athéniens enlevèrent ensuite leurs morts, et par composition en rendirent aux Thébains.

Épaminondas considérait que sous peu de jours il partirait nécessairement, car le temps destiné à l’expédition approchait ; que s’il abandonnait ceux qu’il était venu secourir, ce serait les exposer à perdre sa réputation, puisqu’à Sparte une poignée d’hommes avait battu ses nombreux hoplites, et qu’à Mantinée sa cavalerie avait eu le dessous ; puisque enfin son expédition dans le Péloponnèse avait amené la ligue de Lacédémone avec l’Arcadie, l’Achaïe, l’Élide et l’Attique. Il jugea donc impossible de s’éloigner sans un nouveau combat, persuadé que la victoire réparerait tous ses désavantages ; que s’il mourait, il lui serait glorieux de quitter la vie en s’efforçant d’acquérir à son pays l’empire du Péloponnèse.

Qu’il ait eu ces nobles sentimens, je ne m’en étonne pas ; ils appartiennent à toutes les âmes généreuses : mais qu’il ait dressé son armée à ne se rebuter d’aucune fatigue ni le jour ni la nuit, à ne redouter aucun péril, et obéir même dans la détresse, voila ce qui me semble plus étonnant encore. Au dernier ordre qu’il leur donna de se préparer au combat, les cavaliers, empressés de lui plaire, polissaient leurs casques, et même, comme s’ils eussent été Thébains, des hoplites d’Arcadie traçaient des massues sur leurs boucliers ; tous aiguisaient leurs piques et leurs épées, et nettoyaient leurs boucliers. Après ces préparatifs il les emmène ; mais que fit-il ? c’est ce qu’il est intéressant de considérer.

D’abord il rangea son armée en bataille : c’était annoncer qu’il se préparait à combattre. Quand il eut adopté l’ordre convenable, il ne la mena pas droit aux ennemis ; mais se dirigeant vers les montagnes qui étaient vis-à-vis de lui, à l’occident de Tégée, il leur fit croire qu’il ne combattrait pas ce jour-là. Arrivé à la montagne, il déploya sa ligne et fit mettre bas les armes au pied des tertres ; on eut dit qu’il voulait seulement asseoir son camp. Par ce stratagème, il amortit l’ardeur de l’ennemi qui se disposait au combat, et rompit son ordre de bataille. Mais tout à coup plaçant en avant sur le front de sa phalange les lochos (bataillons) qui marchaient sur son flanc, il dispose en une masse solide propre à l’attaque le corps qu’il commandait en personne, puis il ordonne aux troupes de reprendre leurs armes et marche a leur tête.

Ses ennemis, surpris par sa marche, se mirent de toutes parts en mouvement ; les uns formaient leurs rangs, les autres accouraient les reprendre, ceux-ci bridaient leurs chevaux, ceux-la endossaient la cuirasse ; on eût dit qu’ils marchaient moins à une action qu’à une défaite. Pour lui, il conduisait son armée comme une galère qui se présente par la proue, assuré qu’il lui suffisait d’enfoncer par son choc l’ennemi sur un point, pour obtenir sur le reste de la ligne une victoire complète. Il se préparait en effet à combattre avec ses meilleurs soldats et tenait éloignés les moins aguerris, sachant bien que si ces derniers avaient le dessous, il découragerait les siens, en même temps qu’il fortifierait le parti contraire.

Sans entreméler ses cavaliers de gens de pied, l’ennemi les avait formés sur un ordre profond, comme si c’eût été des hoplites. Épaminondas, au contraire, avait fortifié sa cavalerie en l’entremêlant d’infanterie légère. Il se flattait que s’il enfonçait les escadrons, toute l’armée serait vaincue. En effet, on trouve difficilement des guerriers qui veuillent rester fermes quand ils voient leurs compagnons en fuite. Mais pour contenir les Athéniens qui étaient à l’aile gauche et les empécher d’aller au secours de ceux qui étaient près d’eux, il leur opposa, sur les collines, des cavaliers et des fantassins, et par cette manœuvre il leur faisait craindre, s’ils remuaient, d’être pris en queue.

Tel fut son plan d’attaque, et le succès répondit à ses espérances. En effet, plus fort sur le point qu’il avait attaqué en personne, il y avait enfoncé la ligne, quand un coup mortel l’atteignit. Ses troupes, dès lors, furent incapables de profiter de la victoire. Au lieu de presser de l’épée la phalange qu’elle avait enfoncée et qui