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cyone, fait venir Pasimèle de Corinthe, et par son entremise livre le port aux Lacédémoniens. Il revenait à leur alliance dans laquelle, disait-il avec une ridicule jactance, il persévérait constamment ; lorsqu’on délibérait dans Sicyone si on quitterait leur parti, il avait, avec un petit nombre, rejeté cette lâche proposition ; c’était pour punir des traîtres qu’il avait établi la démocratie. « Maintenant, dit-il, c’est par moi que sont bannis tous ceux qui vous ont abandonnés ; s’il eût été en mon pouvoir, la ville se serait rendue avec moi à votre discrétion ; aujourd’hui je vous livre le port dont je me suis emparé. » il fut entendu de beaucoup de personnes ; mais qui persuada-t-il ? je l’ignore. Puisque j’ai entamé l’histoire d’Euphron, je vais la raconter en entier.

Comme la division régnait à Sicyone entre le peuple et les grands, Euphron lève dans Athènes des troupes soldées, revient, et, secondé du parti démocratique, s’empare de la ville ; cependant la citadelle était au pouvoir d’un harmoste thébain. Voyant bien qu’il ne serait pas maître absolu tant que les Thébains auraient la citadelle, Euphron ramasse de l’argent et se transporte à Thèbes, dans l’espoir que ses largesses persuaderaient aux Thébains d’exiler les grands, et de le rétablir dans sa première autorité. Mais les premiers bannis, instruits de son voyage et de son projet, vont aussi à Thèbes pour le traverser. Ils voient qu’il a gagné la faveur des magistrats ; la crainte qu’il ne les fasse entrer dans ses vues les rend supérieurs à tout danger ; ils l’égorgent dans la citadelle, sous les yeux des magistrats et du sénat assemblé. Les magistrats firent comparaître devant le sénat les meurtriers, et parlèrent en ces termes :

« Citoyens, nous vous dénonçons ces meurtriers comme dignes de mort. Les sages ne commettent ni injustice ni impiété ; les méchans qui s’en rendent coupables, tâchent du moins de rester ignorés ; ceux-ci surpassant en audace, en scélératesse les plus pervers des mortels, ont cherché les regards de vos magistrats, la présence de juges arbitres souverains de la vie et de la mort, pour assassiner un des principaux Sicyoniens. S’ils ne subissent pas le dernier supplice, qui viendra parmi nous avec confiance ? qui osera désormais communiquer avec nous, s’il est permis au premier venu de tuer un homme avant qu’il ait exposé le sujet qui l’amène ? Nous vous dénonçons donc ces meurtriers comme des impies, des ennemis des lois, dont l’audace a bravé la république : vous avez entendu ; infligez-leur la peine qu’ils vous paraissent mériter. »

Ainsi parlèrent les magistrats. Tous les meurtriers nièrent le fait, à l’exception d’un seul, qui entreprit de se justifier :

« Thébains, leur dit-il, il est impossible qu’un homme vous brave lorsqu’il vous sait maîtres absolus de ses jours. Dans quelle confiance ai-je tué ici Euphron ? c’est parce que ce meurtre me semblait juste, et que je pensais qu’il aurait votre approbation. Archias et Hypate étaient aussi coupables qu’Euphron : vous les avez fait mourir sur-le-champ, et sans forme de procès, persuadés que des impies et des traîtres reconnus, que des usurpateurs de la puissance souveraine, sont déjà condamnés à mort par la voix publique. Euphron ne réunissait-il pas tous ces titres odieux ? n’a-t-il pas dépouillé les temples des offrandes d’or et d’argent qui les décoraient ? est-il un traître plus insigne que l’homme qui, dévoué aux Lacédémoniens, les abandonne pour vous ; qui ensuite, après vous avoir donné sa foi, vous trahit vous-mêmes et livre le port à vos adversaires ? Est-il une tyrannie plus marquée que d’avoir accordé à des esclaves la liberté, et même le droit de citoyen ; que d’avoir exilé, dépouillé, tué, non des pervers, mais ceux dont la vue l’offensait ? et n’étaient-ce pas toujours les meilleurs citoyens ?

« Rentré dans sa ville avec le secours des Athéniens, vos ennemis mortels, il attaque à main armée votre harmoste ; ne pouvant le chasser de la citadelle, il recueille de l’or et se transporte ici. S’il eût pris ouvertement les armes contre vous, vous me sauriez gré de l’avoir immolé ; je l’ai puni d’avoir apporté de l’or pour vous corrompre, pour vous engager à lui rendre toute autorité ; pourriez-vous donc me condamner justement à mort ? Ceux que l’on contraint par la force des armes éprouvent une violence ; mais du moins ne les voit-on pas chargés d’un crime. Quant à ceux que l’on corrompt par argent, on leur nuit en même temps qu’on les couvre d’opprobre.

« Si Euphron eût été mon ennemi et votre ami, je l’avoue, j’aurais eu tort de le tuer ; mais