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et ravagea un pays très bien cultivé, bien planté, orné de magnifiques bàtimens et de riches celliers répandus dans les campagnes. Les soldats, le croira-t-on, en vinrent à un tel raffinement de luxe, qu’ils ne voulaient plus boire que des vins parfumés. On fit un grand butin de bétail et d’esclaves.

Mnasippe campa ses troupes de terre sur une colline située aux frontières de l’île, à cinq stades de la ville : par-là il fermait les avenues à ceux qui eussent voulu entrer sur les terres des Corcyréens. Quant à ses vaisseaux, il les posta aux deux côtés de la ville, d’où il pouvait découvrir et éloigner tout ce qui aborderait dans l’île. De plus, quand le mauvais temps ne l’en empêchait pas, il tenait des galères dans le port et assiégeait ainsi la ville. Ceux de Corcyre, qui ne recueillaient rien de leurs terres, parce qu’elles étaient occupées par l’ennemi, et qui, par mer, ne recevaient aucun soulagement, parce qu’une flotte puissante y faisait la loi, se trouvaient dans une grande disette. Ils envoient demander du secours aux Athéniens ; ils leur représentent que la perte de Corcyre les privera d’un grand bien et donnera de nouvelles forces à l’ennemi, puisque aucune autre ville après Athènes ne fournissait ni autant de vaisseaux, ni autant d’argent ; que de plus Corcyre est avantageusement située par rapport au golfe de Corinthe et aux villes adjacentes à ce golfe ; qu’elle peut impunément ravager la Laconie ; qu’enfin cette île domine et le passage de l’Italie et le trajet de Sicile dans le Péloponnèse.

Les Athéniens jugèrent ces observations dignes de la plus haute considération. Ils envoyèrent donc six cents peltastes sous le commandement de Stésiclès, en priant Alcétas de les passer avec lui dans les îles. Ils y abordèrent de nuit et entrèrent dans la place. On décréta ensuite un armement de soixante vaisseaux sous la conduite de Timothée. Comme ce général ne les trouvait pas au port d’Athènes, il vogua vers les îles, pour porter sa flotte au complet, persuadé que ce n’était pas une chose indifférente que d’assaillir imprudemment une flotte bien montée. Les Athéniens estimant, au contraire, qu’il perdait un temps précieux pour la navigation, le destituèrent sans ménagement. Iphicrate, son successeur, était à peine nommé, qu’il compléta sa flotte en diligence, pressa le départ des triérarques, prit les vaisseaux qui côtoyaient l’Attique, entre autres le Paralus et le Salaminien, avec promesse, en cas de succès, d’en renvoyer une bonne partie ; de manière qu’il eut une flotte de soixante-dix voiles.

Cependant la famine désolait tellement les Corcyréens, que Mnasippe fit publier par ses hérauts, à cause du grand nombre de transfuges, qu’il les vendrait comme esclaves : comme ils n’en désertaient pas moins, il les maltraita et les renvoya. Les citadins, de leur côté, fermaient les portes de la ville aux esclaves : il en mourut un grand nombre dans les champs. Mnasippe, jugeant par-là qu’il serait bientôt maître de la place, traita les troupes soudoyées d’une manière toute nouvelle, supprima la paye des uns, différa de deux mois celle des autres, quoiqu’il ne manquât pas de fonds, à ce que l’on disait ; car l’expédition étant maritime, la plupart des villes en fournissaient au lieu de combattans.

Les soldats mécontens montaient leur garde avec négligence, se répandaient çà et là : du haut des tours les citadins s’en aperçurent, et dans une sortie tuèrent quelques hommes et firent des prisonniers. Mnasippe courut aux armes avec tout ce qu’il avait d’hoplites, enjoignant aux lochages et aux taxiarques de suivre avec les troupes soldées. Deux lochages lui répondirent qu’on ne pouvait être obéi quand on ne payait pas : il frappa l’un d’un coup de bâton, l’autre d’un javelot. Alors ils sortent tous du camp avec un découragement et un dépit bien nuisibles au succès du combat. Mnasippe marche en bataille rangée, met les Corcyréens en fuite, les poursuit jusqu’aux portes de la ville. Ceux-ci se voyant près des murs, se retournent, se portent sur des monticules formés par des tombeaux, et lancent des traits. Plusieurs sortirent par d’autres portes et prirent Mnasippe à dos et en flanc. Sa phalange sur huit de hauteur était trop faible ; il essaya donc de la renforcer en conversant par les ailes et en arrière : les Corcyréens le voyant exécuter une manœuvre qui ressemblait à une retraite, poursuivirent ses soldats comme fuyards. Ceux-ci ne pouvant achever en ordre le mouvement, prirent la fuite, eux et leurs voisins, parce que Mnasippe, ayant l’ennemi sur les bras, ne les pouvait secourir, et que d’ailleurs le nombre de