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mêmes lois d’après lesquelles ils sont jugés : ils nous trouvent processifs ; et aucun d’eux ne considère comment il se fait que ceux qui jouissent ailleurs de la domination, et qui sont moins modérés que nous envers leurs sujets, n’éprouvent pas le même reproche. C’est que ceux qui leur obéissent n’ignorent pas qu’on n’a pas besoin de se soumettre à la justice, quand on peut se permettre d’employer la force. Mais accoutumés que sont nos alliés, dans leur commerce avec nous, à la parfaite égalité, si, par nos décisions, ou par l’autorité qui accompagne l’empire, ou de quelque manière que ce soit, ils se trouvent rabaissés dans quelqu’une de leurs prétentions, ils n’ont pas de reconnaissance de ce qu’on ne leur ôte rien de plus : la privation qu’ils éprouvent leur est plus insupportable que si, dès le commencement, mettant de côté les lois, nous avions ouvertement abusé du pouvoir ; car alors, eux-mêmes n’eussent pas osé soutenir que le plus faible ne doit pas céder au plus fort. Il semble que les hommes soient plus indignés de quelque injustice de la part de ceux qui se conduisent en égaux, que de la violence de ceux qui agissent en maîtres. Dans le premier cas, ils voient l’envie d’étendre ses droits ; mais de la part du plus fort, ils reconnaissent la loi de la nécessité. Nos alliés avaient bien plus à souffrir de la part du Mède, et ils le supportaient : mais notre autorité leur semble dure, et cela doit être ; car le joug qu’ils éprouvent est toujours pesant pour les sujets.

« Mais vous, si, devenus nos vainqueurs, vous succédiez à notre empire, vous seriez bientôt privés de cette bienveillance que vous devez à la crainte que nous inspirons ; et surtout, si vous vous conduisiez sur les mêmes principes que dans la courte durée de votre commandement contre les Mèdes : car vous dédaignez de communiquer à personne aucun de vos droits[1], et chacun de vous, dès qu’il sort pour commander, cesse de suivre vos institutions, sans se conformer à celles du reste de la Grèce.

LXXVIII. « Consultez-vous donc avec lenteur dans une affaire qui doit avoir de longues suites, et pour trop vous fier à des idées et à des plaintes qui vous sont étrangères, ne vous plongez pas dans des calamités qui vous seront personnelles. Avant d’entreprendre la guerre, examinez bien quels en sont les hasards. Quand elle se prolonge, elle aime à produire bien des incidens inattendus. Nous sommes tous encore à une égale distance des maux qu’elle entraîne, et l’avenir nous cache qui favorisera le sort. On commence dans la guerre par où l’on devrait finir : les maux venus, c’est alors qu’on raisonne. Comme c’est une faute que ni les uns ni les autres n’avons encore à nous reprocher, et qu’il nous est encore permis de prendre une sage résolution, nous vous conseillons de ne pas rompre la paix, de ne pas enfreindre vos sermens ; et, suivant les clauses du traité, de terminer nos différends par les voies de la justice ; sinon, prenant à témoin les dieux vengeurs du parjure, nous essaierons de nous défendre contre les agresseurs, et nous ne ferons que suivre vos exemples. »

LXXIX. Ce fut à peu près ainsi que s’exprimèrent les députés d’Athènes. Les Lacédémoniens, après avoir entendu les accusations des alliés contre les Athéniens, et le discours de ces derniers, firent retirer tous les étrangers, et délibérèrent entre eux sur l’objet qui les rassemblait. Le plus grand nombre fut d’une même opinion ; c’était que les Athéniens étaient coupables, et qu’il fallait, sans différer, leur faire la guerre. Alors s’avança le roi Archidamus, homme qui passait pour n’avoir pas moins de modération que de sagesse. Il parla ainsi :

LXXX. « Et moi aussi, Lacédémoniens, j’ai acquis de l’expérience dans bien des guerres : c’est ce que peuvent dire, comme moi, les hommes de mon âge que je vois ici. Ils ne seront pas entraînés, comme bien d’autres peut-être, par cette ardeur des combats qu’inspire l’inexpérience ; ils ne croiront pas que la guerre soit un bien, ni que l’issue en soit toujours assurée. En réfléchissant mûrement sur celle qui est l’objet de nos délibérations, vous trouverez qu’elle doit être de la plus grande importance. Quand

  1. Jamais hommes ne furent plus hautains que les Spartiates, ni plus jaloux de leurs droits. Ils ne donnèrent le droit de cité qu’à Tisamène et à son frère Hégias, et cela par la nécessité des circonstances, et parce que le danger de la guerre des Perses était imminent. (Hérodote, lib. IX, cap. XXXII.) Les rois donnèrent bien à des étrangers la permission d’habiter le pays, mais non le droit de cité. Ils rendirent de grands honneurs à quelques hommes extraordinaires, mais sans leur accorder la qualité de citoyens. (Meursius, Miscell. Lacon. lib. IV, cap. X.)