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forcez pas nous-mêmes à nous tourner, par désespoir, vers quelque autre alliance. Si nous y étions réduits, nous n’offenserions pas les dieux vengeurs du serment, et ne déplairions pas aux hommes capables de sentir quelque chose ; car ceux-là n’enfreignent pas les traités, qui, dans l’abandon, recherchent de nouveaux amis, mais ceux qui laissent sans secours des amis qu’ils ont juré de défendre. Montrez pour nous du zèle, et nous vous restons attachés ; car nous serions coupables si nous changions légèrement d’alliés, et nous n’en trouverions pas qui nous fussent plus chers. Prenez sur cet objet une sage résolution, et ne rendez pas la domination du Péloponnèse moins respectable que vous ne l’avez reçue. »

LXXII. Ainsi parlèrent les Corinthiens. Il se trouvait dès auparavant à Lacédémone des députés d’Athènes qui étaient venus pour d’autres affaires. Instruits de ce qui s’agitait dans l’assemblée, ils crurent devoir s’y présenter, non pour faire aucune réponse aux accusations qu’on y portait contre eux ; mais pour montrer en général qu’il ne fallait pas délibérer à la hâte, et qu’on devait prendre plus de temps pour examiner de si grands intérêts. Il entrait dans leurs vues de faire connaître la puissance de leur république, de rappeler aux vieillards ce qu’ils en savaient, et d’exposer aux jeunes gens ce que leur inexpérience leur laissait ignorer. Ils espéraient, par leurs discours, disposer les esprits à se tourner plus volontiers vers le repos que vers la guerre. Ils se présentèrent donc aux Lacédémoniens et déclarèrent qu’ils voulaient se faire entendre aussi dans l’assemblée, s’ils en obtenaient la permission. Invités à s’y rendre, ils parurent et parlèrent ainsi :

LXXIII. « Ce n’est pas pour faire notre apologie contre les prétentions de nos alliés, mais pour d’autres objets que nous a députés notre république. Ayant appris cependant qu’il s’élevait contre nous de vives clameurs, nous nous présentons ici, non pour répondre aux accusations des villes, car nous ne pourrions vous parler comme à nos juges ni comme aux leurs, mais pour empêcher que, séduits par les alliés, vous ne preniez à la légère, dans une affaire importante, une résolution dangereuse. Nous voulons montrer aussi que, malgré tous ces vains discours dont nous sommes l’objet, nous avons droit de posséder ce que nous avons acquis, et que notre république mérite quelques respects.

« À quoi bon parler ici de faits trop reculés, dont on n’a pour témoins que des traditions, et non les yeux de ceux qui vont nous entendre ? Mais quant à nos exploits contre les Mèdes, et aux événemens dont vous-mêmes avez la conscience, dût-on nous reprocher d’être importuns à force de les rappeler sans cesse, il faut bien que nous en parlions. Comme dans ce que nous avons fait alors nous nous sommes exposés aux dangers pour l’avantage commun, dont vous avez eu votre part, il doit bien nous être permis d’en rappeler le souvenir, s’il peut nous être de quelque utilité. L’objet de notre discours sera moins de nous défendre que de mettre au grand jour quelle est cette république que vous aurez à combattre si vous êtes mal conseillés. Oui, nous devons le dire, seuls à Marathon, nous nous sommes hasardés contre les Barbares. À leur seconde expédition, trop faibles pour leur résister par terre, nous sommes tous montés sur notre flotte et nous les avons défaits dans un combat naval à Salamine. C’est notre victoire qui les a seule empêchés de venir jusqu’au Péloponnèse et d’y détruire les unes après les autres les villes trop peu capables de se prêter des secours mutuels contre des flottes si formidables ; et les Barbares alors nous rendirent un bien grand témoignage ; car vaincus sur leurs vaisseaux, et comme n’ayant plus une force capable de se mesurer contre nous, ils se hâtèrent d’opérer leur retraite avec la plus grande partie de leur armée.

LXXIV. « Dans ce grand événement qui manifesta que la puissance des Grecs résidait dans leur marine, nous avons procuré les trois avantages qui ont surtout assuré le succès : le plus grand nombre de vaisseaux, un général d’une rare sagesse, et un zèle infatigable. Sur quatre cents vaisseaux[1], nous n’en avons guère fourni

  1. On pourrait être tenté de suivre la leçon de quelques manuscrits, qui ne comptent que trois cents vaisseaux. Ce serait le moyen d’accorder Thucydide avec Démosthène, qui dit, dans sa harangue sur la couronne, que la flotte était de trois cents vaisseaux, et qu’Athènes en fournit deux cents. Hérodote, contemporain de l’événement, fait monter la flotte à trois cent soixante-dix-huit vaisseaux, sans les pentécontores (liv. VIII, chap. XLVIII) ; et il dit (chap. XLIV) que les Athéniens fournirent seuls cent quatre-vingts vaisseaux.