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et de Tissapherne ; contre qui était-il destiné, il l’ignorait absolument.

À cette nouvelle, les Lacédémoniens s’éveillent ; ils assemblent leurs alliés et délibèrent. Lysandre se persuadait que les Grecs seraient maîtres sur mer ; il pensait à cette infanterie de Cyrus et à son illustre retraite. A sa sollicitation, Agésilas s’offrit de passer en Asie, pourvu qu’on lui donnat trente Spartiates, deux mille néodamodes et six mille alliés. Lysandre se proposait d’ailleurs de l’accompagner, afin de rétablir dans les villes d’Asie le décemvirat qu’il leur avait donné, et que les éphores avaient aboli pour les rendre à leurs antiques usages. La proposition d’Agésilas est acceptée ; on lui donne les troupes qu’il demandait, avec six mois de vivres.

Après qu’il eut offert les sacrifices prescrits par la loi et ceux d’usage sur les frontières, il sortit de Sparte et députa vers les villes alliées, en indiquant à chacune ce qu’elle enverrait d’hommes, et ce qui partirait sur-le-champ. Il voulut sacrifier en Aulide, à l’exemple d’Agamemnon allant à Troie. Mais les magistrats bœotiens, informés de cette violation de leurs usages, firent jeter de dessus l’autel les victimes qu’ils trouvèrent immolées, avec défense au roi de Lacédémone de se représenter désormais. Agésilas remonta sur son vaisseau, irrité, et prenant les dieux à témoin de l’affront. Arrivé à Géreste, il rassembla le plus de troupes possible, et fit voile vers Éphèse.

Dès qu’il fut entré dans le port, Tissapherne lui envoya demander le sujet de son voyage. Il répondit qu’il venait donner aux Grecs d’Asie la liberté dont jouissaient les Grecs européens. « Si vous consentez à une trève jusqu’au retour des courriers que j’enverrai en Perse, je vous promets, lui répliqua le satrape, que vous retournerez à Sparte, après avoir tout obtenu. — J’y consentirais, si je pouvais croire à votre parole. Quant à vous, recevez l’assurance que pourvu que vous traitiez avec franchise, il ne se commettra dans les terres de votre obéissance aucun acte d’hostilité. Alors Tissapherne jura entre les mains d’Hérippide, de Dercyllidas, de Mégialius, qui lui furent députés, qu’il observerait religieusement la trève. Les députés, de leur côté, jurèrent au nom d’Agésilas, qu’il respecterait la foi des traités tant que Tissapherne lui-même y serait fidèle. Mais tout de suite celui-ci se parjura ; car au mépris de la paix, il fit venir de Perse une armée considérable qu’il joignit à la sienne.

Agésilas, qui s’en doutait, ne laissait pas de garder sa parole ; quoique dans l’inaction, il restait à Éphèse, parce que les villes d’Asie étaient bouleversées. Elles n’avaient ni démocratie, comme sous les Athéniens, ni aristocratie, comme sous Lysandre. On sollicitait souvent ce dernier, que tout le monde connaissait ; on le priait d’obtenir d’Agésilas ce que l’on désirait ; une multitude d’hommes le suivait, lui faisait la cour. On eût dit Agésilas simple particulier, et Lysandre roi.

Agésilas en prit ombrage, comme l’événement le prouva : d’ailleurs les Trente, jaloux du crédit de leur collègue, ne purent se taire ; ils représentaient au roi la conduite coupable de Lysandre, qui vivait avec un faste plus que royal. Dès lors, il éconduisait tous ceux qu’il savait protégés et présentés par Lysandre. Celui-ci, qui voyait que rien ne réussissait à son gré, en devina la cause : il ne permettait plus à la multitude de le suivre ; il déclarait franchement à ceux qui lui demandaient sa recommandation, qu’elle leur serait préjudiciable. Enfin, ne pouvant plus supporter sa disgrâce, il va trouver Agésilas : « Est-ce ainsi, lui dit-il, que vous abaissez vos amis ? — Oui, lorsqu’ils s’élèvent au dessus de moi. Quant à ceux qui travaillent à ma gloire, je rougirais si je ne savais leur rendre honneur pour honneur. —— Peut-être votre conduite est-elle plus sage que la mienne ; mais, en grâce, pour que je n’aie pas la honte d’être sans crédit auprès de vous, et que je ne vous porte point ombrage, éloignez-moi : quelque part que je sois, je m’efforcerai de vous servir. »

Agésilas lui accorda sa demande et l’envoya dans l’Hellespont. Lysandre apprit que Spithridate avait à se plaindre de Pharnabaze : il eut une conférence avec ce Perse, qui avait des enfans, de l’argent à sa disposition, deux cents cavaliers à ses ordres, et il le débaucha. Tout ce que possédait Spithridate resta à Cysiqne, à l’exception de son fils et lui, que Lysandre conduisit à Agésilas. Celui-ci, joyeux de cette circonstance, ne tarda pas à lui faire bien des questions sur Pharnabaze, sur l’état de son territoire et de son gouvernement.