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« Si vous n’êtes pas encore convaincus, qu’il me soit permis de vous interroger. Thrasybule, Anytus et les autres exilés aimeraient-ils mieux que vous fissiez ce que je conseille, ou ce que font mes collègues ? Pour moi, j’en suis persuadé, nes adversaires croient que toute la ville est pour eux ; mais si la plus saine partie des citoyens nous était favorable, ils jugeraient difficile même de pénétrer dans aucun coin de l’Attique.

« Quant aux éternelles variations que me reproche Critias, voici ce que j’ai à dire. C’est le peuple lui-même qui a établi le pouvoir des quatre-cents, bien instruit que Lacédémone approuverait tout autre gouvernement que le démocratique. Cependant on nous pressait toujours avec la même chaleur ; Aristote, Mélanthius et Aristarque construisaient, près des môles du Pirée, un fort où ils prétendaient introduire l’ennemi, pour se rendre maîtres d’Athènes, eux et les leurs ; si, m’apercevant de ces manœuvres, je les ai traversées, est-ce donc là être traître à ses amis ?

« Il m’appelle cothurne, parce que, dit-il, je m’efforce de complaire aux deux partis. Mais celui qui ne s’accommode d’aucun, comment, au nom des dieux, comment doit-on l’appeler ? Toi, Critias, tu passais sous le gouvernement populaire pour le plus grand ennemi du peuple ; l’aristocratie t’a vu dévouer à ta haine les principaux citoyens. Pour moi, j’ai combattu vivement ceux qui s’imaginent qu’il n’y a de véritable démocratie que celle où l’esclave et le citoyen pauvre, qui pour une drachme vendraient leur pays, participent à l’administration ; et l’on m’a toujours vu contraire à ceux qui ne reconnaissent d’oligarchie que là où un petit nombre de puissans opprime la république. Par le passé, j’ai toujours regardé comme meilleure la forme du gouvernement où l’on sert l’état de concert avec les citoyens qui ont des chevaux et des boucliers : c’est la même opinion que je professe aujourd’hui.

« Peux-tu dire, Critias, que jamais je me sois ligné avec les partisans ou de la démocratie ou de l’aristocratie, pour éloigner des affaires les bons citoyens ? Parle ; car si je suis convaincu d’avoir commis ce crime, ou de le méditer à présent, je l’avoue, c’est dans les derniers supplices que je mérite de perdre la vie. »

Ainsi parla Théramène. Toute l’assemblée fit entendre un murmure favorable. Critias, voyant bien que si on laissait la chose à la disposition du sénat, Théramène serait absous, ce qui lui eût rendu la vie odieuse, sortit pour conférer un moment avec ses collègues ; et ayant fait approcher des barreaux la jeunesse armée de poignards qu’elle ne cachait pas, il rentra et parla en ces termes :

« Sénateurs, un magistrat attentif, qui voit ses amis cruellement trompés, doit prévenir toute surprise. Je vais donc remplir ce devoir. Les citoyens que voici déclarent qu’ils ne souffriront pas qu’on laisse échapper un homme qui sape ouvertement les fondemens de l’oligarchie. Les nouvelles lois ne veulent pas qu’on fasse mourir sans votre avis un homme du nombre des trois-mille, en même temps qu’elles abandonnent aux Trente le sort de ceux qui ne sont pas de ce nombre : j’en efface Théramène, et en vertu de mon autorité et de celle de mes collègues, je le condamne à mort. »

À ces mots, Théramène s’élançant vers l’autel de Vesta : « Sénateurs, dit-il, je demande, et l’on ne peut me refuser sans injustice, que Critias ne soit pas libre de me retrancher d’une classe de citoyens, ni moi ni celui d’entre vous que sa haine poursuivra, mais qu’on nous juge, vous et moi, conformément à la loi que les Trente eux-mêmes ont portée au sujet des citoyens de cette classe. Non, je n’ignore pas que j’embrasse en vain cet autel ; je montrerai du moins que mes ennemis ne respectent ni les dieux ni les hommes ; je m’étonne seulement que des gens sages comme vous ne défendent pas leurs propres intérêts, quoiqu’ils voient qu’il n’est pas plus difficile d’effacer leur nom du rôle des trois-mille que celui de Théramène. »

Malgré ces représentations, l’huissier des Trente appela les undécemvirs. Ils entrent : marchait à leur tête le plus audacieux et le plus éhonté d’entre eux, Satyrus. Nous vous livrons Théramène que voici, leur dit Critias ; la loi le condamne : saisissez-vous de sa personne ; conduisez-le où il faut : faites ensuite ce qui est à faire.

Il dit : Satyrus et les autres satellites arrachent leur victime de l’autel. Théramène comme il était naturel, implorait, prenait à témoin les dieux et les hommes. Le sénat se taisait ; il voyait près de l’enceinte du tribunal les pareils de Sa-