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gné ? Ses variations, qui nous sont connues, ne doivent-elles pas nous inspirer une juste défiance, et la crainte d’éprouver nous-mêmes les effets de sa perfidie ? Je vous défère donc un traître qui a résolu de nous perdre.

« Voici une réflexion qui justifie mes poursuites. La constitution de Sparte est parfaite sans doute. Si un des éphores, au lieu d’obéir à la majorité, osait décrier le régime de sa république et contrarier la marche du gouvernement, doutez-vous que les éphores eux-mêmes, et toute la république, ne le traitassent avec la plus grande rigueur ? Si vous êtes sages, vous sacrifierez donc Théramène à votre propre sûreté. Qu’il échappe, son impunité enhardit vos adversaires : sa mort déconcertera tous les factieux, dans l’intérieur et hors d’Athènes. »

Lorsque Critias eut cessé de parler, il s’assit. Théramène se leva et parla en ces termes :

Athéniens, je vais commencer ma défense par où Critias finit son accusation. A l’entendre, c’est moi qui ai tué les généraux en les accusant. Non, je ne suis point l’agresseur ; ce sont eux qui ont prétendu que je n’avais point accueilli les naufragés après la bataille de Lesbos, quoi que j’en eusse reçu l’ordre. En alléguant, pour ma défense, que la tempête avait empêché de faire voile, loin qu’il fût possible d’enlever les corps de nos guerriers, j’ai paru véridique ; et l’on a pensé que les généraux se condamnaient eux-mêmes. En effet, ils affirmaient qu’on avait pu recueillir les naufragés ; cependant ils les avaient laissés à la merci des vagues, et ils étaient partis avec la flotte.

« Au reste, je ne suis pas surpris que Critias soit mal instruit des faits. A l’époque dont il s’agit, absent d’Athènes, ce zélé républicain préparait avec Prométhée le gouvernement populaire en Thessalie, et armait les pénestes contre leurs maîtres. Puisse-t-il ne rien exécuter ici de ce qu’il a fait chez les Thessaliens !

« Je lui accorde qu’il est juste de punir avec la dernière sévérité ceux qui travaillent à la ruine de votre autorité, pour rendre vos adversaires puissans : mais quel est le coupable ? Pour en bien juger, réfléchissez sur tout ce qui a précédé et sur la conduite que tient chacun de nous deux. Tant qu’on vous choisissait pour composer le sénat, qu’on nommait des magistrats légitimes, qu’on dénonçait les vrais factieux, nous pensions tous de même ; mais lorsque mes accusateurs commencèrent à se permettre des arrestations d’excellens citoyens, je pensai différemment : je savais que si l’on faisait mourir Léon de Salamine, qui jouissait d’une réputation méritée, et dont l’innocence était parfaitement reconnue, ceux qui lui ressemblaient craindraient pour eux, et que la crainte les rendrait ennemis de la constitution actuelle. J’étais convaincu qu’arrêter le riche Nicérate, fils de Nicias, qui n’avait jamais rien fait de démocratique, ni lui ni son père, ce serait indisposer la classe riche contre nous. Je savais que la mort d’Antiphon, qui, dans la guerre, avait fourni deux vaisseaux bien équipés, vous aliénerait même vos partisans.

« Je n’étais pas non plus de l’avis de mes collègues, lorsqu’ils disaient que chacun d’eux devait se saisir d’un métèque : il était clair que si on faisait périr des métèques, tous ceux de la même classe abhorreraient notre gouvernement. Je blâmais encore mes collègues, lorsqu’ils désarmèrent la multitude ; je ne pensais pas qu’il fallût affaiblir la patrie. Les Lacédémoniens auraient-ils voulu nous conserver pour nous réduire à un petit nombre hors d’état de les secourir ? S’ils eussent eu cette intention, ils pouvaient nous laisser tous mourir de faim, sans épargner personne. Je n’étais pas non plus d’avis que nous prissions à notre solde des gardes étrangères, ayant la faculté de nous attacher un pareil nombre de citoyens jusqu’à ce que notre autorité fût solidement établie. Comme je voyais des ennemis, ou parmi les exilés ou parmi les citoyens restés dans la ville, je ne voulais pas qu’on en reléguât ni Thrasybule, ni Anytus, ni Alcibiade. Je savais que le parti contraire acquerrait de la consistance, si des chefs habiles se mettaient à la tête de la multitude, et qn’une foule de mécontens se montrât à ceux qui voudraient les commander.

« Celui qui donnait ouvertement ces conseils sera-t-il regardé comme bien intentionné ou comme un traître ? Critias, fortifie-t-on le parti ennemi en augmentant le nombre de ses amis et diminuant celui de ses ennemis ? Ravir les fortunes, ôter la vie à des innocens, n’est-ce pas là plutôt susciter des milliers d’adversaires ? n’est-ce pas, pour un vil gain, trahir ses amis et se trahir soi-même ?