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qu’il avait fait dans ses différentes campagnes. Tout cela fut remis aux Lacédémoniens sur la fin de l’été qui vit finir la guerre du Péloponnése ; elle avait duré vingt-huit ans et six mois, pendant lesquels Sparte eut les éphores dont voici la série.

Le premier fut Ænésias, sous qui la guerre commença, l’an quinzième des trèves de trente ans, depuis la prise de l’Eubée. Il eut pour successeurs, Brasidas, Isanor, Sostratide, Hexarque, Agésistrate, Angénide, Onomaclès, Zeuxippe, Pityas, Plistole, Clinomaque, Ilarque, Léon, Chéridas, Patésiadas, Cléosthéne, Lycarius, Épérate, Onomantius, Alexippidas, Misgolaïdas, Isias, Aracus, Évarchippe, Pantaclée, Pityas, Architas, Eudique. Ce fut sous l’éphorat de ce dernier que Lysandre se signala par les exploits que je viens de raconter, puis revint avec sa flotte en Laconie.

Les Trente furent élus aussitôt après la démolition du Pirée et des longues murailles : nommés pour rédiger les lois constitutionnelles, ils différaient ce travail ; ils créaient un sénat et des magistrats de leur bord. Tous ceux que l’on connaissait sous la démocratie, vivant de dénonciations et mal vus des honnêtes gens, ils les emprisonnaient, ils les condamnaient à mort. Le sénat prononçait volontiers leur sentence ; et ceux qui n’avaient point de reproches à se faire, n’en étaient point fâchés. Mais bientôt les gouvernans délibérèrent sur les moyens de s’assurer une autorité absolue. Ils envoyérent donc à Lacédémone Æschine et Aristote : par leur entremise, ils déterminèrent Lysandre à employer tout son crédit pour qu’il leur vînt garnison, jusqu’a ce qu’ils eussent purgé la république des mauvais citoyens, et donné une constitution. Ils s’engageaient à nourrir la garnison. Lysandre, cédant à leurs vœux, obtint qu’on leur envoyât l’harmoste Callibius avec des troupes ; ces troupes arrivent. Ils rendent à Callibius toute sorte de soins, afin qu’il loue tout ce qu’ils feront. Callibius, de son côté, leur envoyait les satellites qu’ils voulaient. Ils saisissaient non des hommes de néant et des plébéiens, mais ceux qu’ils croyaient décidés à ne souffrir aucune violence et à résister en se mettant à la tête d’un parti puissant.

Dans les premiers temps, Critias et Théramène vécurent en bonne intelligence ; mais le premier commençant à répandre le sang de ce peuple qui l’avait banni, Théramène, d’un avis contraire, lui représenta qu’il n’était pas juste de mettre à mort des hommes honorés du peuple. s’ils n’avaient fait aucun mal aux gens de bien : « Et vous et moi, lui dit-il, que n’avons-nous pas dit et fait pour gagner les bonnes grâces de la multitude ! » Critias, alors encore ami de Théramène, lui répliqua qu’avec la volonté de dominer, il leur était impossible de ne pas se défaire de tout ce qui pourrait nuire : « Si, parce qu’au lieu d’un nous sommes trente, lui dit-il, tu penses que notre pouvoir pour se conserver, exige moins de vigilance qu’un pouvoir absolu, tu es dans l’erreur. » Enfin, comme une foule d’innocens était sacrifiée, comme on se liguait ouvertement, qu’on se demandait avec effroi ce qu’allait devenir la chose publique, Théramène observa que l’oligarchie ne se maintiendrait pas si l’on n’associait au gouvernement un plus grand nombre de citoyens. Dès lors, Critias et ses collègues, qui appréhendaient surtout que les citoyens ne grossissent le parti de Théramène, en choisirent trois mille appelés à gouverner avec eux.

Sur cela, Théramène leur représenta encore combien il était étrange qu’après l’intention manifestée de s’associer les citoyens les plus honnêtes, ils en élussent trois mille, comme si ce nombre était nécessairement celui des gens honnêtes, comme s’il était impossible qu’il y eût hors de la des gens de bien, impossible qu’il y eût parmi eux des méchans. Ensuite, leur ajoutait-il, je vous vois faire deux choses très opposées : vous établissez une domination violente et hors d’état de se soutenir contre ceux que vous voulez assujettir. Ainsi parlait Théramène. Mais les Trente firent une revue des trois mille dans la place publique : celle des citoyens non compris dans le rôle, se fit en différens lieux ; et au moment où ces derniers venaient de quitter leurs maisons, les Trente avaient envoyé des gardes et des citoyens de leur parti, qui les avaient tous désarmés. On porta ces armes dans la citadelle, on les déposa au temple de Minerve.

Après ce coup de main, comme s’ils avaient acquis le droit de tout faire, ils sacrifiaient les uns parce qu’ils les haîssaient, les autres parce qu’ils convoitaient leur fortune. Pour se procurer de quoi payer leurs satellites, ils décidèrent que chacun d’eux constituerait un métèque prisonnier ; qu’il le ferait mourir et confisquerait