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bée, les Athéniens tombèrent dans le plus grand abattement qu’ils eussent encore éprouvé. Ni leur désastre de Sicile, tout lamentable qu’alors il leur avait semblé, ni aucun autre malheur ne les avait jetés dans une telle épouvante. L’armée de Samos détachée de leur parti, point d’autres flottes, point d’hommes pour les monter, eux-mêmes dans la dissension, sans savoir quand ils en viendraient à s’égorger ; et, pour surcroît de douleur, cette dernière infortune qui leur ravissait et leurs vaisseaux et l’Eubée, dont ils tiraient plus d’avantage que de l’Attique même : comment ne seraient-ils pas tombés dans le découragement ? Ce qui les troublait le plus, et le plus prochain danger, c’était si l’ennemi victorieux cinglait subitement au Pirée, où ils n’avaient pas de vaisseaux : à chaque instant il leur semblait le voir arriver, et il n’aurait tenu qu’à lui de le faire, s’il avait eu plus d’audace. Il n’avait qu’à former le siège d’Athènes pour y augmenter encore la dissension, et il aurait obligé la flotte d’Ionie, tout ennemie de l’oligarchie qu’elle était, de venir au secours de leurs parens et de toute la république. Dès lors, il avait tout, l’Hellespont, l’Ionie, les îles, tout jusqu’à l’Eubée ; et pour ainsi dire, la domination entière d’Athènes. Mais ce n’est pas seulement en cette occasion, c’est en beaucoup d’autres, que les Lacédémoniens firent la guerre, plus que personne, à l’avantage des Athéniens : fort différens de caractère, lents contre des esprits vifs, craintifs contre des hommes entreprenans, ils les servirent bien, surtout pour leur procurer l’empire de la mer. C’est ce que firent bien voir les Syracusains ; comme ils ressemblaient beaucoup aux Athéniens, ce furent eux aussi qui leur firent le mieux la guerre.

XCVII. Les Athéniens, malgré la consternation où les jetait le malheur qui leur était annoncé, ne laissèrent pas d’équiper vingt navires, et ils formèrent une assemblée, la première qui fut alors convoquée dans le Pnyce[1] où l’on avait coutume de s’assembler auparavant[2]. Là ils déposérent les quatre-cents, et décrétèrent que le gouvernement serait confié aux cinq-mille ; que tous ceux qui portaient les armes seraient de ce nombre ; que personne ne recevrait de salaire pour aucune fonction, et que ceux qui en recevraient seraient notés d’infamie. Il y eut dans la suite d’autres assemblées, elles furent même fréquentes ; on y établit des nomothètes[3], on y fit divers règlemens touchant l’administration de l’état. Ces premiers temps sont l’époque où, de mes jours, les Athéniens me semblent s’étre le mieux conduits en politique : ils surent tenir un juste tempérament entre la puissance des riches et celle du peuple : et c’est ce qui d’abord remit la république de l’état fâcheux où elle était tombée. On décréta aussi le rappel d’Alcibiade et de ceux qui étaient avec lui. On l’envoya prier, ainsi que l’armée de Samos, de prendre part aux affaires.

XCVIII. Dans cette révolution, Pisander, Alexiclès et les principaux partisans de l’autorité des riches, se sauvèrent promptement à Décélie[4]. Seul d’entre eux, Aristarque, qui était en même temps général, prenant à la hâte quelques archers des plus barbares[5], gagna le château d’Œnoé qui appartenait aux Athéniens, sur les confins de la Bœotie. Les Corinthiens en faisaient le siège, avec des Bœotiens volontaires qu’ils avaient appelés ; c’était pour se venger de la perte de leurs gens défaits par ceux d’Œnoê à leur retour de Décélie. Aristarque eut avec eux des conférences ; il trompa les défenseurs d’Œnoê, en disant que les Athéniens de la ville avaient traité avec Lacédémone, et que, suivant un des articles, il fallait remettre la place aux Bœotiens ; que c’était à cette condition que l’accord avait été conclu. Ils le crurent en sa qualité

  1. Pnyce, endroit voisin de la citadelle. Après tous les embellissement d’Athènes, le Pnyce conserva son antique simplicité.
  2. Avant le 24 juin.
  3. Il y avait mille nomothètes. Ils étaient tirés au sort entre ceux qui avaient rempli les fonctions d’héliastes ou juges. Quoique le mot nomothète semble devoir signifier législateur, il faut l’entendre dans le sens d’examinateur des lois ; car il ne pouvait se faire de lois que par l’approbation du sénat et la confirmation du peuple. Les nomothètes examinaient les lois anciennes, et s’ils en trouvaient d’inutiles ou de nuisibles, ils travaillaient à la faire abroger par un plébiscite. (Archœol. Græca Potteri, liv. i, chap. xiii.)
  4. Vingt-unième année de la guerre du Péloponnèse, seconde année de la quatre-vingt-douzième Olympiade, quatre cent onze ans avant l’ère vulgaire.
  5. Les Athéniens avaient des archers de Scythie, qui savaient fort mal la langue grecque. Leur ignorance était utile aux desseins d’Aristarque. Il n’aurait pu compter sur des troupes qui auraient connu les affaires d’Athènes et qui auraient pénétré ses intentions.