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que les femmes et les enfans étaient livrés à l’infamie, que le dessein des quatre-cents était d’arrêter les parens de tous les gens de guerre qui se trouvaient à Samos, et qui n’étaient pas de leur faction, pour leur donner la mort si ceux-ci n’obéissaient pas. Il ajoutait encore bien d’autres détails qu’il surchargeait de mensonges.

LXXV. Les soldats, à ce récit, allaient d’abord se jeter sur ceux qui avaient contribué le plus à l’établissement de l’oligarchie et sur leurs complices ; mais retenus par les gens modérés, et sur la représentation que la flotte ennemie était en présence, et qu’ils allaient tout perdre, ils s’apaisèrent. Ensuite Thrasybule, fils de Lycus, et Thrasyle, qui étaient les principaux auteurs du changement qui venait d’arriver, voulant rappeler solennellement Samos au gouvernement populaire, firent prêter à tous les soldats, et surtout à ceux qui étaient du parti de l’oligarchie, les plus terribles sermens de rester attachés à la constitution démocratique, de vivre dans la concorde, de pousser vivement la guerre contre les Péloponnésiens, d’être ennemis des quatre-cents, et de n’entretenir avec eux aucune communication par le ministère des hérauts[1]. Tout ce qu’il y avait de Samiens en âge de porter les armes prêta le même serment ; l’armée s’unit avec eux d’intérêt et de dangers, croyant que, pour les uns et les autres, il n’était aucun espoir de salut, et qu’ils périraient tous également si les quatre-cents et les ennemis qui étaient à Milet pouvaient l’emporter.

LXXVI. Ce fut alors une grande division entre la ville et l’armée, celle-ci voulant contraindre la ville à conserver l’état populaire, et celle-là voulant obliger le camp à reconnaître l’oligarchie. Les soldats formèrent une assemblée dans laquelle ils déposérent les généraux et ceux des triérarques qui leur étaient suspects, et en créèrent de nouveaux. Thrasybule et Thrasyle furent de cette nouvelle création. Les guerriers se donnèrent les uns aux autres, dans cette assemblée, de grands motifs d’encouragement : qu’il ne fallait pas s’effrayer si la ville rompait avec eux ; que c’était le plus petit nombre qui se détachait du plus grand, et de celui qui avait, à tous égards, les plus puissantes ressources ; que, maîtres de toute la flotte, ils pouvaient forcer les autres villes de leur domination à fournir de l’argent, tout aussi bien que s’ils sortaient d’Athènes pour en exiger ; qu’ils avaient Samos, ville puissante, et qui, du temps qu’elle était en guerre avec les Athéniens, avait été sur le point de leur enlever l’empire de la mer ; que ce serait, comme auparavant, de cette place qu’ils repousseraient les efforts des ennemis ; qu’au moyen des vaisseaux, ils se procureraient plus aisément que les citoyens de la ville tout ce qui leur serait nécessaire ; que c’était eux qui, se tenant à Samos, avaient rendu aux Athéniens le service de leur conserver l’entrée du Pirée, et qu’il leur était bien plus aisé, si ceux de la ville ne voulaient pas les rétablir dans leurs droits politiques, de leur ôter l’usage de la mer, qu’à ceux-ci de les en priver ; que les ressources qu’ils pourraient tirer d’Athènes, pour se mettre au dessus des ennemis, étaient bien peu de chose, et ne méritaient aucune attention ; qu’ils ne perdraient rien, puisqu’elle n’avait plus d’argent à leur envoyer, et que c’était l’armée qui lui en procurait ; qu’Athènes n’avait pas seulement à leur faire passer des conseils utiles, la seule chose qui donne aux villes l’empire sur les armées ; qu’elle en était venue jusqu’à se rendre coupable de la plus criante faute, celle de dissoudre les lois de la patrie, et que c’étaient eux qui les conservaient et qui tâchaient de la forcer à les reprendre ; qu’on ne pouvait être regardé comme inférieur quand on était capable de donner de sages conseils ; qu’Alcibiade, s’il obtenait d’eux son retour et la sécurité, se ferait un plaisir de leur procurer l’alliance du roi ; mais que surtout, avec une flotte si puissante, ils sauraient toujours bien, quand tout le reste viendrait à leur manquer, se procurer une retraite, et qu’ils y trouveraient des villes et un territoire.

LXXVII. Tels furent les sujets d’encouragement que, dans cette assemblée, ils se donnèrent les uns aux autres, sans se ralentir sur leurs apprêts guerriers. Les dix députés envoyés à Samos par les quatre-cents apprirent ces détails lorsqu’ils étaient à Délos, et ils se tinrent en repos.

LXXVIII. Cependant les troupes qui montaient la flotte du Péloponnèse se répandirent entre elles en clameurs contre Astyochus et Tissapherne qui ruinaient les affaires. Elles se plaignaient d’Astyochus qui ne voulait pas livrer

  1. Commencement de mars.