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ils se mirent en course de Chalcé, de Cos et de Samos, et firent la guerre aux Rhodiens. Les Péloponnésiens levèrent sur cette république une contribution de trente talens[1], tirèrent à sec leur flotte, et restèrent quatre-vingts jours en repos[2].

XLV. Voici ce qui se passait dans ces circonstances, et même avant qu’ils allassent à Rhodes. Alcibiade, après la mort de Chalcidée et la bataille de Milet, devint suspect aux Péloponnésiens ; Astyochus reçut de leur part une lettre, écrite de Lacédémone, qui lui mandait de le faire mourir. Alcibiade était ennemi d’Agis, et l’on voyait bien d’ailleurs que ce n’était pas un homme sûr. Il eut des craintes et se retira près de Tissapherne. Il ne négligea rien dans la suite pour faire, auprès de ce satrape, tout le mal qu’il put aux Péloponnésiens. Tout allait par ses conseils. Il fit réduire leur solde à trois oboles, au lieu d’une drachme attique ; encore n’était-elle pas toujours payée. Il donna l’idée à Tissapherne de leur représenter que long-temps avant eux les Athéniens étaient savans dans la marine, et ne donnaient que trois oboles à leurs équipages ; que c’était moins par pauvreté que pour empêcher leurs matelots de devenir insolens par trop d’aisance, et dans la crainte que les uns ne se rendissent moins propres au service, en dépensant leur argent à des plaisirs qui énervent le corps, et que d’autres ne négligeassent les vaisseaux, en laissant pour gage de leurs personnes le décompte qui leur reviendrait. Il lui apprit à gagner par argent les triérarques et les généraux des villes, pour les engager à le laisser faire. Ceux de Syracuse n’eurent point de part à ces générosités : Hermocrate, leur général, s’y opposa seul pour tous les alliés. Lui-même gourmandait les villes qui demandaient de l’argent, et leur disait, au nom de Tissapherne, que les habitans de Chio n’avaient point de pudeur, eux, les plus riches de tous les Grecs, et qui ne devaient leur salut qu’aux secours qui leur étaient accordés, de demander que d’autres risquassent leur vie et leurs biens pour leur liberté : il s’élevait contre l’injustice des autres villes, si elles ne voulaient pas donner pour elles-mêmes, autant et plus qu’elles avaient dépensé pour les Athéniens, avant leur défection. Il ajoutait que Tissapherne avait raison de viser à l’épargne, lui qui faisait alors la guerre à ses frais ; mais que, s’il recevait un jour du roi le subside, il leur paierait la solde en entier, et accorderait aux villes les soulagemens qu’elles auraient droit d’espérer.

XLVI. Alcibiade remontrait aussi à Tissapherne qu’il devait ne pas trop se hâter de mettre fin à la guerre, et ne pas donner au même peuple l’empire de la terre et de la mer, soit en amenant la flotte de Phœnicie qu’il faisait lentement appareiller, soit en prenant des troupes plus nombreuses à sa solde ; mais qu’il fallait laisser la puissance partagée entre les deux nations rivales, et conserver au roi le moyen d’exciter l’une d’elles contre l’autre qui voudrait le chagriner : que si la supériorité par terre et par mer était réunie sur un même peuple, il ne saurait à qui avoir recours pour réprimer cette domination nouvelle, à moins qu’il ne voulût la combattre lui-même à grand frais, et non sans danger. Il représentait que les risques les plus légers étaient ceux qui coûtaient le moins, et qu’il pouvait, en pleine sûreté, ruiner les Grecs par le moyen des Grecs ; qu’il lui serait plus avantageux de faire part de sa puissance aux Athéniens ; que leur ambition se portait moins du côté du continent ; que leurs vues dans la guerre, et leur manière de la conduire, s’accordaient mieux avec ses intérêts, puisqu’ils réduiraient sous leur propre domination les pays maritimes, et sous celle du roi les Grecs qui habitent son empire, au lieu que les Lacédémoniens ne portaient les armes que pour rendre aux Grecs la liberté : qu’il n’était pas à supposer qu’ils délivrassent à présent les Grecs du joug des Athéniens qui étaient Grecs, et qu’ils ne les délivrassent pas de celui des Perses qui étaient étrangers, si ceux-ci ne parvenaient pas un jour à les renverser eux-mêmes. Il l’invitait donc à miner les deux peuples rivaux l’un par l’autre ; et quand il aurait bien entamé la puissance des Athéniens, il lui conseillait d’éloigner les Péloponnésiens de sa province.

Telles étaient aussi, en grande partie, les vues de Tissapherne, autant qu’on en pouvait juger par sa conduite. Il donna donc à Alcibiade toute sa confiance, charmé de la bonté de ses conseils, pourvut fort mal à la subsistance des Péloponnésiens, et sut les empêcher de com-

  1. Cent soixante-deux milles livres.
  2. 6 janvier.