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saires, seulement ce que le corps exige, car on laissait tout le reste. Gylippe et les Syracusains sortirent avec de la cavalerie, prirent de l’avance, embarrassèrent les chemins qu’on pouvait croire que prendraient les ennemis, gardèrent les passages des ruisseaux et des rivières, et se mirent en ordre pour les recevoir dans les endroits où ils le jugèrent à propos. On mit en mer pour écarter de la côte les vaisseaux ennemis ; on en brûla quelques-uns en petit nombre, que les Athéniens avaient eu dessein de brûler eux-mêmes ; les autres, partout où on les trouva, furent tranquillement remorqués près de la ville, sans que personne y mît obstacle.

LXXV. Quand Nicias et Démosthène crurent avoir fait assez d’apprèts, ils donnèrent l’ordre du départ ; c’était le surlendemain du combat naval[1]. Ce qu’il y avait de terrible dans cette retraite, ce n’était pas seulement de la faire après avoir perdu toute la flotte, ni de ce qu’au lieu d’une grande espérance il ne restait à l’armée ni à la république elle-même que des dangers ; mais le camp qu’on abandonnait offrait aux regards le plus triste spectacle, et à l’âme les plus douloureux sentimens. Les morts restaient sans sépulture, et celui qui voyait étendu sur la terre un infortuné qu’il avait chéri, éprouvait une affliction mêlée de terreur. Malades ou blessés, les vivans qu’on abandonnait, bien plus à plaindre que les morts, inspiraient encore bien plus de regrets. Ils priaient, ils gémissaient, ils réduisaient l’armée au désespoir, demandant qu’on daignât les emmener, implorant à grands cris ceux de leurs parens, de leurs amis qui s’offraient à leurs regards. Ils se suspendaient à leurs compagnons de tentes. Ils les suivaient, tant que pouvaient le leur permettre leurs forces languissantes, et quand enfin elles les abandonnaient, ils attestaient les dieux, ils poussaient des gémissemens ; l’armée fondait en larmes et tombait dans une déchirante perplexité. Elle avait peine à s’éloigner de cette terre ennemie où elle avait souffert tant de maux qu’elle ne pouvait assez déplorer ; mais dans l’obscurité de l’avenir, elle en attendait de plus cruels encore. On était dans l’accablement, on se faisait réciproquement des reproches. Il semblait voir des malheureux fuyant d’une ville prise d’assaut, et même d’une ville considérable, car ils n’étaient pas moins de quarante mille. Tous emportaient ce qu’ils pouvaient, suivant le besoin ; les hoplites eux-mêmes et les cavaliers, manquant de valets ou de confiance, se chargeaient, contre l’usage, de leurs munitions qu’ils portaient avec leurs armes. Les valets avaient déserté, quelques-uns depuis long-temps, la plupart à l’instant même. Ce qu’on emportait n’était pas même suffisant ; car, dans le camp, il ne restait plus de subsistances. Cet allégement des malheurs, qui consiste à les partager avec un grand nombre d’infortunés, ne semblait point facile à recevoir dans un tel désastre. Et d’ailleurs, de quel éclat, de quel orgueil, dans quelle extrémité, dans quel opprobre on était tombé ! Quelle différence entre cette armée qui était venue dans le dessein d’asservir les autres, et celle qui se retirait avec la crainte de tomber elle-même dans l’esclavage ! C’était au chant des pœans, au bruit des vœux de leurs concitoyens, qu’ils étaient sortis d’Athènes ; ils se retiraient, n’entendant plus que des paroles de funeste augure. Ils marchaient à pied, au lieu d’être portés sur leurs vaisseaux, et toute leur attention n’était plus tournée que vers le service de terre. Mais, en comparaison de l’horreur des dangers suspendus sur leurs têtes, tous ces maux leur semblaient encore supportables.

LXXVI. Nicias, qui voyait l’accablement de son armée et l’état où elle se trouvait réduite, se fit voir à la tête des soldats ; il les exhortait, il les encourageait par des motifs tirés des circonstances. Il parlait même à chacun de ceux à qui il s’adressait d’une voix encore plus forte qu’à l’ordinaire, parce qu’il était fort animé, et qu’en parlant aussi haut qu’il lui était possible, il voulait faire plus d’impression.

LXXV1I. « Dans l’extrémité même où nous sommes réduits, ô Athéniens et alliés, il faut encore avoir de l’espérance : d’autres se sont sauvés de dangers encore plus terribles. Ne nous reprochons pas trop violemment à nous-mêmes nos désastres et tous ces maux que nous n’avons pas mérités. Je ne suis pas moi-même plus vigoureux qu’aucun de vous ; vous vovez en quel état m’a jeté la maladie : dans ma vie privée et publique, je n’ai pas été moins heureux qu’aucun autre ; et je partage maintenant un même péril avec les plus misérables. Cependant je me

  1. 1er septembre.