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se sauver ou de périr. Tant que la victoire fut disputée, ce fut dans l’armée athénienne des lamentations, des cris : nous sommes vainqueurs, nous sommes vaincus ; et toutes les sortes d’exclamations que, dans un grand danger, doit faire entendre une troupe nombreuse.

On était à peu près dans la même agitation sur les vaisseaux, quand enfin les Syracusains prirent une supériorité décidée, mirent les Athéniens en fuite, les poussèrent vivement, et les poursuivirent à grands cris au rivage. Tous les guerriers de la flotte qui ne furent pas faits prisonniers en mer prirent terre où ils purent et regagnèrent le camp. L’armée de terre n’était plus partagée entre des sentimens divers : tous également, consternés de leur malheur, ne faisaient entendre que des sanglots, que des gémissemens. Les uns couraient à la défense des vaisseaux ; les autres, à celle de ce qui restait des retranchemens ; d’autres, et c’était le plus grand nombre, n’étaient occupés que d’eux-mêmes et des moyens de se sauver. Il ne se vit jamais un plus profond abattement. Leur situation était à peu près semblable à celle des Lacédémoniens à Pylos, quand leur flotte était détruite, et qu’ils perdaient avec elle les hommes qui étaient passés à Sphactérie. Les Athéniens désespéraient de pouvoir se sauver par terre, à moins de quelque événement inopiné.

LXXII. Le combat avait été opiniâtre, et, des deux côtés, on avait fait de grandes pertes d’hommes et de vaisseaux. Les vainqueurs, Syracusains et alliés, recueillirent les morts et les débris des navires, retournèrent dans leur ville, et dressèrent un trophée. Les Athéniens, abattus de l’excès de leurs maux, ne songèrent pas même à réclamer leurs morts ou les débris de leur flotte, ils ne pensaient qu’à se retirer dès l’arrivée de la nuit.

Démosthène vint trouver Nicias, et lui proposa de couvrir de troupes le reste des bâtimens, et de forcer, s’il était possible, le passage, au lever de l’aurore. Il représentait qu’ils avaient encore plus de vaisseaux capables de tenir la mer que les ennemis ; car il leur en restait bien soixante, et ceux-ci en avaient moins de cinquante. Nicias était du même avis ; mais quand ils voulurent en venir à l’exécution, les équipages refusèrent le service. Frappés de leur défaite, ils ne se croyaient plus capables de vaincre ; tous n’avaient qu’une même pensée, celle de faire leur retraite par terre.

LXXIII. Hermocrate de Syracuse se douta de leur dessein. Il lui semblait terrible qu’une armée si peu nombreuse opérât par terre sa retraite, pût s’arrêter dans quelque autre endroit de la Sicile, et concevoir le projet de leur faire encore la guerre. Il va trouver les magistrats, leur communique ses pensées, représente qu’il ne faut pas souffrir que les Athéniens leur échappent pendant la nuit ; qu’il faut que tous les Syracusains, que tous les alliés sortent, bouchent les issues, occupent les défilés, y fassent la garde. Les magistrats pensaient absolument comme lui, et trouvaient ces mesures nécessaires ; mais ils ne croyaient pasqu’un peuple livré à la joie, qui avait besoin de repos, surtout dans un jour de féte (car c’était précisément ce jour-là que tombait celle d’Hercule), pût obéir aisément. Dans la joie de la victoire, la plupart célébraient la fête en buvant, et il n’était rien qu’on pût moins s’attendre à leur persuader que de prendre les armes et de sortir contre l’ennemi. Les magistrats regardaient cette difficulté comme insurmontable, et Hermocrate ne put les faire changer d’idée ; mais voici la ruse qu’il imagina. Dans la crainte que les Athéniens ne franchissent à loisir, pendant la nuit, la partie la plus difficile de la route, il fit passer à leur camp, vers la chute du jour, quelques-uns de ses amis avec des cavaliers. Ils s’approchèrent à la distance du port de la voix, et appelèrent comme s’ils eussent été amis des Athéniens ; car il y avait des Syracusains qui venaient donner des avis à Nicias sur ce qui se passait dans la ville. Ils firent dire à ce général de ne pas mettre son armée en marche cette nuit, parce que les ennemis gardaient les routes, mais de se préparer tranquillement à faire sa retraite le lendemain. Leur commission remplie, ils partirent. Ceux qui les avaient écoutés firent leur rapport aux généraux.

LXXIV. Ceux-ci restèrent tranquilles pendant la nuit, sans soupçonner que ce fût un avis insidieux. Comme ils n’étaient pas partis sur-le-champ, ils jugèrent encore à propos de s’arrêter le lendemain[1] pour que les soldats, au tant que les conjectures le permettaient, eussent le temps de prendre les choses les plus néces-

  1. 31 aout.