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ter sur les ponts nombre d’hoplites, nombre de gens de traits, hommes de terre ferme, si l’on peut parler ainsi, des Acarnanes et autres, qui ne sauront pas trouver la manière de lancer des traits étant assis ; et comment ne troubleront-ils pas le service de la flotte ? Comment ne se troubleront-ils pas eux-mêmes, n’étant pas faits aux mouvemens de la mer ? La multitude de leurs vaisseaux ne leur sera d’aucun avantage : c’est ce que doivent savoir ceux d’entre vous qui pourraient craindre notre infériorité. Des bâtimens en grand nombre dans un petit espace seront plus lents à se prêter aux manœuvres, et plus faciles à endommager par les machines que nous avons préparées : apprenez la vérité, d’après des rapports que nous croyons fidèles. Accablés des maux qu’ils éprouvent, forcés par le dénûment où ils sont réduits, et plongés dans le désespoir, ce n’est pas dans leurs moyens qu’ils mettent leur espérance, mais dans le hasard ; ils s’y précipitent pour en sortir comme ils pourront : ou ils forceront le passage et s’échapperont par mer ; ou, après le combat, ils feront par terre leur retraite, assurés de ne pouvoir être plus malheureux qu’ils ne le sont.

LXVIII. « Jetons-nous avec indignation au milieu de ce désordre, et bravons la fortune de nos plus mortels ennemis, qui se trahit elle-même. Croyons qu’il n’est rien de plus juste que d’assouvir son ressentiment sur des hommes qui se vantent d’être venus pour nous châtier : croyons qu’il sera dans notre pouvoir de nous venger, et de goûter le plaisir que l’on dit être le plus doux. Vous le savez tous ; ils sont venus dans notre pays, comme ennemis, et comme ennemis cruels, pour nous asservir. S’ils avaient réussi, ils auraient condamné les hommes aux plus affreux tourmens, les enfans et les femmes à l’ignominie, la république entière à porter le plus honteux de tous les noms[1]. Indignés d’un tel crime, ne réfléchissez point, et croyez n’avoir rien gagné s’ils font impunément leur retraite ; ils la feraient encore si même ils étaient vainqueurs. Mais si, comme il est vraisemblable, nous remplissons nos désirs, le prix du combat sera la gloire de les avoir punis, et d’assurer à la Sicile cette liberté dont elle jouissait auparavant. Les dangers les plus rares sont ceux où l’on peut succomber sans avoir beaucoup à souffrir, et qui, si l’on en sort, procurent une grande félicité. »

LXIX. Les généraux de Syracuse et Gylippe, après avoir ainsi exhorté leurs soldats, apprirent que les Athéniens montaient sur la flotte ; eux-mêmes à l’instant embarquèrent leurs troupes[2]. Cependant Nicias, effrayé de sa position, voyait toute l’horreur du danger, et ce danger si prochain qu’on touchait au moment de l’attaque ; il ressentit alors tout ce qu’on éprouve dans les occasions décisives. Il lui sembla qu’il manquait encore quelque chose à toutes les mesures qu’il avait prises, et qu’en adressant aux troupes la parole il n’avait pas dit tout ce qu’il fallait dire. Il fit donc appeler séparément les triérarques, nomma chacun d’eux par son nom propre, par celui de son père, par celui de sa tribu[3] ; pria tous ceux qui avaient brillé de quelque éclat, de ne le pas ternir ; qui avaient d’illustres ancêtres, de ne pas flétrir les vertus de leurs pères ; il leur rappela qu’ils appartenaient à la patrie la plus libre de toutes ; que nul citoyen, dans sa vie privée, n’y était soumis à l’autorité de personne ; il ajouta tout ce qu’on a coutume de dire dans de semblables circonstances, sans s’embarrasser si l’on ne parle pas avec un peu trop de bonhomie, et si l’on n’entasse pas des lieux communs ; il leur parla de leurs femmes, de leurs enfans, des dieux de leurs pères, de tout ce que l’on croit utile de faire valoir dans des circonstances effrayantes.

Après avoir dit, non tout ce qu’il croyait avoir à dire, mais ce que la conjoncture pressante lui permettait de faire entendre, il les quitta, et conduisit les troupes sur le rivage. Il les mit en ordre, et leur donna le plus de surface qu’il était possible, pour qu’elles inspirassent plus de courage aux guerriers qui étaient sur les vaisseaux. Démosthène, Ménandre et Euthydème commandaient la flotte ; chacun partit de la station qu’occupait son escadre, et gagna

  1. Celui d’esclave.
  2. 29 août.
  3. C’était une politesse chez les anciens Grecs d’appeler les citoyens par leurs noms propres, et celui de leur père ; c’était une politesse encore plus flatteuse de joindre à ces noms celui de leur tribu. C’est qu’on témoignait par-là que l’on connaissait bien celui à qui l’on adressait la parole, et les hommes aiment à croire qu’ils sont remarqués et connus.