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il craignait qu’ils ne conservassent du ressentiment de l’affaire de Mantinée. Les envoyés de Corinthe, ceux de Syracuse et Alcibiade firent tous la même demande, et ils l’obtinrent. Quoique le dessein des éphores et des magistrats fût d’envoyer des députés à Syracuse, pour l’empêcher de faire un accommodement avec les Athéniens, ils n’étaient pas disposés à donner des secours à cette république ; mais Alcibiade, s’avançant dans l’assemblée, sut aiguillonner et piquer les Lacédémoniens, en leur tenant à peu près ce discours :

LXXXIX. « Il faut que je commence par vous entretenir des préventions qu’on a pu vous inspirer contre moi, de peur que, mal disposés en ma faveur, vous ne le soyez pas mieux à m’entendre parler des intérêts publics. Le droit d’hospitalité dont jouissaient ici mes ancêtres, et que, sur je ne sais quel sujet de plainte, ils avaient abandonné, c’est moi qui l’ai fait revivre, et je vous ai bien servis dans plusieurs occasions, surtout en votre affaire de Pylos. Mon zèle pour vous ne se refroidissait pas ; mais quand vous traitâtes de votre réconciliation avec les Athéniens, ce fut de mes ennemis que vous employâtes l’entremise ; et en leur procurant du crédit, vous me fîtes un affront. Piqué de cette offense, j’eus droit de chercher à vous nuire, et soit en me déclarant en faveur des Mantinéens et des Argiens, soit en d’autres occasions, je me piquai de vous être contraire. Si quelqu’un de vous conserve du ressentiment pour le mal que je vous ai fait, qu’il considère la chose dans son vrai point de vue, il changera de façon de penser. Il se peut aussi qu’on ait pris de moi une idée peu favorable sur ce que j’ai montré surtout de l’attachement à la faction du peuple ; c’est encore une mauvaise raison de me haïr. Nous fûmes toujours ennemis des tyrans, et tout ce qui s’oppose au pouvoir absolu s’appelle faction populaire. C’est ce qui m’a rendu toujours fidèle à protéger le peuple. D’ailleurs, notre gouvernement étant démocratique, c’est une absolue nécessité de se prêter à l’état des choses ; cependant j’ai tâché, dans le maniement des affaires publiques, de conserver plus de modération que n’en suppose la licence de ce régime. Mais il y eut dès les temps anciens, et il existe encore des gens qui entraînent la multitude aux plus méprisables excès ; ce sont eux qui m’ont chassé. Tant que je me suis trouvé à la tête des affaires, j’ai pensé qu’une république puissante, et qui jouit de la plus grande indépendance, doit être maintenue dans l’état où on la trouve. Pour peu que nous ayons de sagesse, nous savons bien ce que c’est que la démocratie[1] ; je ne le sais pas moins qu’un autre, et assez pour en dire beaucoup de mal ; mais on ne dirait rien de nouveau sur la démence reconnue de ce gouvernement. Le changer cependant était une entreprise qui ne me semblait pas exempte de péril, quand nous vous avions pour ennemis, et que vous nous teniez, pour ainsi dire, assiégés.

XC. « Voilà les faits relatifs aux préventions qui peuvent m’être contraires. Quant aux objets que vous devez mettre en délibération, et sur lesquels, si je suis mieux instruit qu’un autre, je vous dois des éclaircissemens, écoutez ce que je puis vous apprendre.

« Nous nous sommes portés en Sicile pour essayer de nous soumettre d’abord les Siciliens, et après eux les peuples de l’Italie, et pour faire ensuite des tentatives sur les pays soumis à la domination de Carthage et sur les Carthaginois eux-mêmes. Si ces desseins avaient eu leur exécution en tout ou du moins dans leur plus grande partie, nous devions alors attaquer le Péloponnèse ; nous y aurions conduit les nouvelles forces qu’auraient ajoutées à notre empire les Grecs de Sicile, un grand nombre d’étrangers soudoyés, et des Ibères et autres Barbares qui passent généralement pour les plus belliqueux de ces contrées. L’Italie fournit du bois en abondance, et indépendamment des trirèmes que nous avons déjà, nous en aurions construit un grand nombre ; notre flotte aurait investi le Péloponnèse. En même temps nous y aurions fait par terre des invasions avec de l’infanterie ; nous aurions enlevé de force des villes, nous en aurions enveloppé d’autres de murailles, et nous espérions subjuguer aisément tout le pays pour étendre de là notre empire sur tous les Grecs. Sans compter nos revenus ordinaires de la Grèce, les villes conquises de la Sicile nous auraient assez fourni de vivres et d’argent pour faciliter nos desseins.

  1. Alcibiade agit en mauvais citoyen et parle de même. Ce n’est pas ainsi qu’Athénagoras, citoyen d’une république démocratique, a parlé du gouvernement de son pays. (Voyez ci-dessus, § xlix.)