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de conspirer contre la démocratie, et, par une suite de ces soupçons, les Athéniens livrèrent au peuple d’Argos, pour les faire mourir, les otages argiens qui étaient déposés dans des îles. De tous côtés les soupçons enveloppaient Alcibiade ; ce fut dans l’intention de le punir de mort qu’on envoya la galère salaminienne en Sicile le mander lui-même et ceux qui étaient dénoncés[1]. L’ordre était non de l’arrêter, mais de lui signifier qu’il eût à suivre cette galère pour venir se justifier. On le ménageait, dans la crainte d’exciter des mouvemens entre les soldats qui étaient en Sicile et chez les ennemis ; mais surtout on avait envie de conserver les Mantinéens, et l’on croyait que c’était pour l’amour de lui qu’ils s’étaient laissé engager dans cette expédition.

Alcibiade et les autres prévenus montèrent sur son vaisseau, et partirent de Sicile à la suite de la Salamienne, comme pour se rendre à Athènes ; mais arrivés à Thurium, ils cessèrent de la suivre, descendirent du vaisseau et se cachèrent : ils craignaient de se mettre en justice, poursuivis, comme ils l’étaient, par la calomnie. Les gens de la Salamienne cherchèrent quelque temps Alcibiade et ses compagnons, et ne les ayant pas trouvés, ils continuèrent leur route. Alcibiade, dès lors banni, passa bientôt après, sur un petit bâtiment, de la campagne de Thurium dans le Péloponnèse, et les Athéniens le condamnèrent à mort par contumace, lui et ceux qui l’accompagnaient.

LXII. Les généraux qui restaient en Sicile, ayant fait ensuite de l’armée deux divisions qu’ils se partagèrent par la voie du sort, mirent en mer avec toutes leurs forces pour Sélinonte et Égeste. Ils voulaient savoir si les Égestains leur donneraient de l’argent, observer la situation de Sélinonte, et s’instruire des différends de cette ville avec Égeste. Ils côtoyèrent la gauche de la Sicile, du côté qui regarde le golfe de Tyrrhène, et relâchèrent à Iméra, seule ville grecque dans cette partie de la Sicile. Ils n’y furent pas reçus, continuèrent de suivre la côte et prirent en passant Hyccara, ville de la Sicanie, ennemie des Égestains : c’est une place maritime. Ils réduisirent les habitans en esclavage et remirent la ville à ceux d’Égeste, dont la cavalerie avait agi avec eux. Ils reprirent leur chemin par terre, à travers le pays des Sicules jusqu’à Catane. Les vaisseaux côtoyaient et portaient les prisonniers.

Quant à Nicias, il alla directement d’Hyccara à Égeste, y conféra sur divers objets, reçut trente talens et regagna l’armée. Les prisonniers furent vendus et l’on en eut cent vingt talens[2]. Les généraux allèrent, en suivant la côte, chez les alliés des Sicules pour les prier d’envoyer des troupes ; ils passèrent avec la moitié de l’armée à Hybla, place ennemie dépendante de Géla, et ne purent la prendre. L’été finit.

LXIII. Dès le commencement de l’hiver suivant, les Athéniens préparèrent leur marche contre Syracuse, et les Syracusains, de leur côté, se disposèrent à marcher contre eux. Ils reprenaient chaque jour plus de courage, parce que les Athéniens ne s’étaient pas hâtés sur-le-champ de les presser, comme ils s’y attendaient, au moment de leur première crainte ; et quand ils les eurent vus suivre loin d’eux la côte, aller attaquer Hybla et la manquer, ils conçurent encore pour eux plus de mépris. Alors, comme il arrive à une multitude qui s’enhardit, ils pressèrent les généraux de les mener à Catane, puisque les ennemis ne venaient point à eux : sans cesse des cavaliers poussaient jusqu’au camp des Athéniens pour les observer, et, entre autres insultes, ils leur demandaient si ce n’était pas plutôt dans la vue de s’établir avec eux en pays étranger qu’ils étaient venus, que pour rétablir les Léontins.

LXIV. Témoins de cette audace, les généraux athéniens voulurent les attirer avec toutes leurs forces hors de la ville, et profitant eux-mêmes de la nuit, partir sur leurs vaisseaux et s’emparer à loisir d’un bon poste pour y établir leurs retranchemens. Ils sentaient bien qu’ils n’auraient pas le même avantage s’ils étaient obligés de forcer la descente à la vue d’ennemis préparés, ou s’ils étaient aperçus en allant les attaquer par terre ; que la cavalerie de Syracuse, qui était nombreuse, tandis qu’eux-mêmes en manquaient, ferait beaucoup de mal à leurs troupes légères et à la foule de leur armée, au lieu qu’en suivant leur dessein, ils prendraient un poste où la cavalerie serait peu capable de leur nuire.

  1. Dix-septième année de la guerre du Péloponnèse, seconde année de la quatre-vingt-onzième olympiade, quatre cent quinze ans avant l’ère vulgaire.
  2. Six millions deux cent quarante mille livres.