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entreprise, et qu’elle offrait pour l’avenir, d’après les forces qu’elle réunissait, les plus grandes espérances.

XXXII. Quand les troupes furent montées sur les trirèmes, et qu’on eut chargé les bâtimens de tout ce qu’il fallait emporter, le signal du silence fut donné au son de la trompette. Les prières accoutumées avant le départ ne se firent pas en particulier sur chaque navire, mais sur la flotte entière, à la voix d’un héraut. On mêla le vin dans les cratères, et toute l’armée, chefs et soldats, fit les libations dans des vases d’or et d’argent : la multitude qui couvrait le rivage accompagna ces prières, tant les citoyens que tous ceux qui désiraient le succès de l’entreprise. Après avoir chanté le pæan et terminé les libations, on fit voile, et d’abord les vaisseaux mirent en mer à la file : ce fut jusqu’à la hauteur d’Égine un combat à qui voguerait le mieux. Ils hâtaient leur course vers Corcyre, rendez-vous du reste des alliés.

La nouvelle de cet embarquement fut portée de bien des côtés en Sicile ; mais on fut longtemps sans y croire. Cependant une assemblée fut convoquée ; les uns ne doutaient pas de l’armement des Athéniens, les autres le niaient ; chacun parlait suivant son opinion ; mais Hermocrate s’avança, se croyant bien instruit de la vérité. Il parla à peu près ainsi :

XXXIII. « Je vous semblerai, peut-être, comme d’autres, choquer la vraisemblance, en déclarant que l’expédition des Athéniens est certaine, et je n’ignore pas que ceux qui disent ou annoncent des faits qui paraissent incroyables, n’en sont pas quittes pour n’être pas crus, mais qu’on les traite encore d’insensés. Cette crainte ne me fera pas garder le silence, quand la république est en danger, persuadé que si je parle, c’est que je suis mieux instruit qu’un autre. Oui, ce qui vous cause un tel étonnement est vrai ; les Athéniens s’avancent avec une puissante armée de terre et de mer. Leur prétexte est de secourir les Égestains et de rétablir les Léontins ; leur véritable dessein, d’envahir la Sicile et surtout notre république, assurés, s’ils en deviennent maîtres, d’avoir aisément tout le reste. Regardez-les donc comme près d’arriver, et voyez, d’après vos ressources, de quelle manière vous leur opposerez la plus forte résistance. Ne restez pas sans défense par mépris pour vos ennemis, ni dans une entière incurie par incrédulité. Mais tout en croyant à leur entreprise, ne soyez effrayés ni de leur audace ni de leurs forces. Ils ne peuvent pas nous faire plus de mal qu’ils n’en auront à souffrir de notre part ; et s’ils arrivent avec un grand appareil, ce n’est pas un faible service qu’ils nous rendent. Nos affaires en iront mieux auprès des autres peuples de la Sicile ; car frappés de terreur, ils seront plus disposés à combattre pour nous. Si nous parvenons à les défaire, ou du moins à les chasser, sans qu’ils aient pu remplir aucun de leurs objets (car je ne crains pas de leur voir effectuer toutes leurs attentes), ce sera pour nous le plus bel événement, et je suis loin de le croire désespéré. Il est rare en effet que les Grecs ou les Barbares, quand ils se sont portés trop loin de chez eux, aient réussi dans de grandes expéditions. On ne peut jamais arriver en plus grand nombre que les habitans et les voisins du pays qu’on vient attaquer ; la crainte les réunit tous ; et que l’on vienne à manquer de quelque chose dans une terre étrangère, quoique ce malheur doive être surtout imputé à ceux qui le supportent, ils n’en laissent pas moins un grand nom à leurs ennemis. C’est ainsi que ces Athéniens eux-mêmes ont accru leur puissance, quand le Mède, en annonçant que c’était contre eux qu’il marchait, eut éprouvé des disgrâces multipliées qu’on avait été loin de prévoir ; nous ne devons pas désespérer d’avoir la même fortune.

XXXIV. « Armons-nous de courage. Faisons ici nos dispositions, et envoyons chez les Sicules. Assurons-nous des uns encore davantage, tâchons d’avoir les autres pour amis et pour alliés. Expédions des députés chez tous les peuples de la Sicile, et faisons-leur connaître qu’un danger commun les menace avec nous ; envoyons dans l’Italie pour la faire entrer dans notre alliance, pour empêcher du moins qu’on n’y reçoive les Athéniens. Il serait bon, suivant moi, d’envoyer aussi à Carthage ; car les Carthaginois ne sont pas sûrs que les Athéniens ne viennent point un jour les attaquer, ou plutôt c’est une crainte qu’ils éprouvent sans cesse. Peut-être dans la pensée que, s’ils négligent cette occasion, ils se trouveront eux-mêmes dans l’embarras, voudront-ils nous secourir de quelque manière que ce soit, en secret du moins, si ce n’est pas ou-