Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/214

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

XXX. Ou était déjà au milieu de l’été[1], quand on mit à la voile pour la Sicile. Il fut ordonné que la plupart des alliés, les bâtimens de vivres, les navires de charge, et tous les bagages qui suivaient l’armée, se rassembleraient d’abord à Corcyre, d’où tous ensemble passeraient au promontoire d’Iapygie dans l’Ionie. Le jour prescrit, les Athéniens et ceux des alliés qui se trouvaient à Athènes descendirent au Pyrée dès le lever de l’aurore, et montèrent leurs vaisseaux pour faire voile. Presque toute la ville, tant citoyens qu’étrangers, descendit avec eux. Les gens du pays conduisaient ceux qui leur appartenaient, leurs amis, leurs parens, leurs fils. Ils marchaient, remplis d’espérances, mais en gémissant, occupés à la fois de ce qu’ils allaient acquérir, et de ceux que peut-être ils ne reverraient plus ; ils ne pouvaient se dissimuler la distance qui les allait séparer de ces objets si chers.

XXXI. Dans ce moment de séparation, où ceux qui s’éloignaient allaient courir aux dangers, on sentait mieux tout ce que l’entreprise avait de terrible qu’au moment où elle avait été décrétée ; mais les regards étaient en même temps frappés de la force et du nombre des apprêts de toute espèce, et ce coup d’œil rassurait. C’était pour en jouir qu’étaient accourus les étrangers et toute la multitude, comme à un spectacle bien digne d’exciter la curiosité, et que ne pouvait se peindre l’imagination. Cet appareil, le premier de cette importance sorti d’une seule ville, et composé de troupes grecques, était le plus brillant et le plus magnifique qu’on eût vu de ce temps. Il est vrai qu’il n’avait paru ni moins de vaisseaux ni moins d’hommes en armes dans l’expédition d’Épidaure, conduite par Périclès, ni même dans celle de Potidée, commandée par Agnon : les Athéniens seuls avaient fourni quatre mille hommes complètement armés, trois cents chevaux, cent trirèmes ; il y en avait eu cinquante de Lesbos et de Chio, et un grand nombre d’alliés étaient montés sur la flotte ; mais il ne s’agissait alors que d’une courte traversée, et tous les préparatifs avaient été peu considérables. Au contraire, cette dernière expédition devait être de longue durée, et l’on s’était pourvu de tout ce qui était nécessaire pour les troupes et pour les vaisseaux. L’équipement se fit à grands frais aux dépens du public et des triérarques. L’état donnait par jour une drachme[2] à chaque matelot ; il fournissait des vaisseaux vides, dont soixante légers et quarante destinés à porter des troupes. C’étaient les triérarques qui pourvoyaient ces bâtimens des meilleurs équipages, et ils accordaient aux thranites[3], et aux autres rameurs une augmentation de solde, indépendamment de celle qui était payée du trésor public. Ils avaient mis de la magnificence dans les sculptures de la proue des vaisseaux[4] et dans tous les ornemens ; chacun d’eux se piquait d’émulation, et voulait que son navire fût le plus brillant et le plus léger à la mer. On avait enrôlé la meilleure infanterie, et ceux qui la composaient se disputaient entre eux de la bonté des armes et du goût des vêtemens. C’était un combat à qui remplirait le mieux les ordres qu’il pouvait recevoir, et l’on aurait dit qu’il s’agissait plutôt de montrer au reste de la Grèce la force et la richesse d’Athènes, que de faire des apprêts contre un ennemi. Car si l’on calcule la dépense du trésor public et celle des guerriers en particulier, tous les frais que l’état avait déjà faits, tout ce qu’il fit emporter aux généraux, ce qu’il en coûta en particulier à chacun pour s’équiper, et à chaque triérarque pour son bâtiment, sans compter ce qu’il devait dépenser encore ; ce que d’ailleurs il est à présumer que chacun, en sortant pour une longue expédition, prit avec lui pour le voyage, indépendamment de sa solde, et tous les effets que les soldats et les marchands destinaient à faire des échanges, on trouvera qu’il sortit en tout de la république une somme considérable de talens. Cette armée n’était pas moins prodigieuse par son effrayante audace, et par l’éclat dont elle offrait le spectacle, que par le nombre formidable des combattans dont elle menaçait les peuples qu’elle allait attaquer ; elle l’était encore parce que c’était l’expédition la plus éloignée qu’on eût

  1. Après le 8 juin.
  2. Dix-huit sous.
  3. Les thranites étaient les rameurs du premier rang ; les zugites ceux du second, les thalamiens ou thalamites ceux du dernier.
  4. Il y a dans le texte les signes des vaisseaux. C’étaient des figures sculptées à la proue qui les distinguaient les uns des autres.