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villes un grand avantage, elles ont une forte cavalerie, et recueillent elles-mêmes leur blé, sans être obligées de le tirer du dehors.

XXI. « Contre une telle puissance, il ne suffit pas d’avoir une armée navale et faible ; nous devons transporter avec nous une infanterie formidable, si du moins nous voulons faire quelque chose qui réponde à la grandeur de nos desseins, et ne pas voir une formidable cavalerie s’opposer à notre descente. C’est ce qui nous sera surtout nécessaire, si les villes effrayées se liguent, et si, pour nous prêter une cavalerie qui puisse nous défendre, nous n’avons d’autres amis que les Égestains. Ce serait une honte d’être contraints par la force à nous retirer, ou de nous voir réduits, pour n’avoir pas d’abord pris de sages mesures, à envoyer ensuite demander ici des secours. Partons avec un puissant appareil, instruits que nous allons nous transporter loin de notre pays, et que nous ne ferons point la guerre à notre manière accoutumée. Nous n’allons pas, en qualité d’alliés, combattre dans un pays de notre dépendance, où nous puissions aisément recevoir de l’amitié les secours nécessaires, mais dans une contrée qui nous est tout étrangère, et d’où, pendant quatre mois de la mauvaise saison, il n’est pas même aisé qu’il arrive des nouvelles.

XXII. « Je crois donc que nous devons emmener un grand nombre d’hoplites, athéniens, alliés, sujets, et tâcher même d’en attirer du Péloponnèse, soit par la persuasion, soit par l’appât d’une solde. Il nous faut aussi beaucoup d’archers, et de frondeurs pour résister à la cavalerie ennemie. Nous avons besoin d’une grande quantité de vaisseaux pour transporter aisément tous les objets nécessaires. Il faudra encore emporter d’ici, sur des bâtimens de charge, du froment et de l’orge grillé, et tirer des moulins des boulangers à gage, et forcés à servir à leur tour, pour que l’armée ne manque pas de subsistances, si nous sommes quelque part surpris des vents contraires : car toute ville ne sera pas en état de recevoir une armée si nombreuse. Il faut enfin être pourvu, autant qu’il sera possible, de tout le reste, et ne pas compter sur les autres. Mais surtout nous devons emporter d’ici beaucoup d’argent ; car ces richesses des Égestains qui, dit-on, sont toutes prêtes là-bas, croyez qu’elles ne sont guère prêtes qu’en paroles.

XXIII. « Si nous partons dans un appareil qui non-seulement réponde à la puissance guerrière des peuples que nous allons attaquer, mais qui leur soit même supérieur à tous égards, ce ne sera qu’avec peine encore que nous serons capables de les vaincre, et de sauver ceux qui nous appellent. Songez que nous sortons dans le dessein d’occuper quelque ville dans un pays étranger et ennemi ; qu’il faut, dès le premier jour que nous prendrons terre, nous rendre maîtres de la campagne, ou être assurés qu’au premier échec tout va se tourner contre nous. Dans cette crainte, et convaincu que nous devons nous bien consulter à diverses reprises, et qu’il faut encore être heureux, ce qui n’est pas facile aux hommes, je veux, en partant, m’abandonner le moins qu’il me sera possible à la fortune, et prendre des mesures qui semblent devoir assurer le succès. Voilà, je crois, ce que sollicite l’intérêt de la république entière, et ce qui peut nous sauver quand nous allons combattre pour elle. Si quelqu’un a des idées contraires, je lui cède le commandement. »

XXIV. Ainsi parla Nicias. Il espérait, par la multiplicité de ses demandes, ou détourner les Athéniens de l’entreprise, ou, s’il était obligé de faire la guerre, partir au moins de cette manière en toute sûreté. L’immensité de ces préparatifs ne put refroidir les Athéniens ; elle ne fit plutôt qu’augmenter leur ardeur. Il arriva tout le contraire de ce qu’attendait Nicias. Ses conseils furent goûtés, et l’on pensa n’avoir plus rien à craindre. L’amour de s’embarquer saisit tout le monde à la fois : les vieillards, dans l’idée de soumettre le pays où ils allaient se rendre, ou d’être au moins avec de telles forces à l’abri des revers ; les hommes faits, par l’envie de voir et de connaître un pays lointain, avec la meilleure espérance d’en revenir ; la multitude et les soldats, dans l’espoir de gagner d’abord de l’argent, et ensuite d’ajouter à la force de l’état, et de se fonder, sur la conquête qu’ils allaient faire, une solde perpétuelle. Au milieu de cette foule zélée pour l’entreprise, si quelqu’un ne la goûtait pas, il craignait, en donnant son avis, de paraître malintentionné pour la république, et il gardait le silence.

XXV. Enfin un Athénien s’avança, et adressant la parole à Nicias : « Il ne faut, lui dit-il, ni chercher de défaites, ni user de délais, mais