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tuné ne trouve personne qui veuille être son égal et partager son malheur. Si l’on ne daigne pas même adresser la parole au malheureux, qu’on supporte donc les hauteurs des hommes fortunés, ou que l’on commence par accorder aux autres l’égalité qu’on réclame. Je sais bien que les hommes qui se distinguent du vulgaire, et tous ceux qui, dans quelque partie, effacent les autres par leur éclat, sont, pendant leur vie, un objet de chagrin, surtout pour leurs égaux, et même pour tous ceux qui les entourent ; mais quand ils ne sont plus, on emploie jusqu’au mensonge pour faire croire qu’on est de leur famille ; leur patrie elle-même s’enorgueillit de les avoir vus naître ; elle craindrait qu’on ne pensât qu’ils lui furent étrangers ; elle les regarde comme ses enfans, ne leur reproche point de fautes, et ne les célèbre que par les grandes choses qu’ils ont faites.

« Tel est le sort où j’aspire. Fameux par ma conduite privée, voyez si je le cède à personne dans l’administration des affaires publiques. C’est moi qui, sans grand danger et sans grandes dépenses, vous ai concilié les plus puissantes villes du Péloponnèse : j’ai forcé les Lacédémoniens à risquer, en un seul jour, toute leur fortune à Mantinée ; et tout victorieux qu’ils ont été, ils n’ont pu reprendre encore de l’assurance.

XVII. « Voilà ce qu’a fait ma jeunesse, et cette folie qu’on regarde encore comme au-dessous de mon âge. Elle a su, en traitant avec la puissance du Péloponnèse, ménager les convenances dans les discours, et déployer en même temps cette vivacité qui inspire la confiance, et que vous auriez tort de craindre aujourd’hui. Pendant qu’elle est encore en moi dans toute sa force, et que la fortune semble favoriser Nicias, usez sans ménagement, pour votre profit, des qualités de l’un et de l’autre. Surtout ne vous repentez pas d’avoir décrété l’expédition de Sicile, comme si c’était une puissance formidable que vous aurez à combattre. Les villes qui la composent, surchargées d’une populace ramassée de toutes parts, changent volontiers de gouvernement, et reçoivent dans leur sein les premiers qui se présentent. Aussi, comme personne n’y croit avoir de patrie à soutenir, on n’a pas d’armes pour assurer sa vie, et le pays même n’est pas dans un état régulier de défense. Chacun se tient prêt à saisir ce qu’il croit pouvoir gagner sur la fortune publique, par l’adresse de ses discours, ou ce qu’il espère arracher par la sédition, et à changer de pays s’il ne réussit pas. On ne croira point qu’une telle multitude s’accorde à suivre un bon avis ou à faire un commun effort. Tous s’empresseront de se rendre à la première ouverture capable de leur plaire, surtout s’ils sont en état de rébellion, comme nous apprenons qu’ils s’y trouvent. D’ailleurs, ils n’ont pas autant de troupes complètement armées qu’ils ont la vanité de le faire entendre ; il en est comme du reste de la Grèce ; elle a fait voir qu’elle était loin de la population dont chaque état en particulier se vantait, et après avoir menti avec tant d’audace sur le nombre de ses soldats, elle s’est à peine trouvée suffisamment armée dans la dernière guerre.

« Tel, ou bien plus favorable encore pour nous, est, d’après ce que j’entends, l’état de la Sicile ; car nous aurons un grand nombre de Barbares qui, par haine pour les Syracusains, s’uniront à nous pour les attaquer, et les affaires de la Grèce ne vous causeront pas d’embarras, si vous prenez de sages mesures. Avec ces mêmes ennemis, qu’en vous embarquant vous allez, dit-on, laisser derrière vous, nos pères avaient encore le Mède à combattre ; ils ont cependant acquis l’empire, sans avoir d’autre supériorité que celle de leur marine. Jamais les Péloponnésiens n’ont eu moins qu’aujourd’hui l’espérance de l’emporter sur nous : qu’ils fassent même les plus grands efforts, ils seront bien en état de se jeter sur nos campagnes, quand même nous ne nous embarquerions pas ; mais, par leurs forces navales, ils ne peuvent nous faire aucun mal, car il nous reste une flotte capable de leur résister.

XVIII. « Quelle sera donc l’excuse de notre inaction, et que pourrons-nous dire à nos alliés de Sicile pour ne les pas secourir, nous que les sermens donnés et reçus de part et d’autre, incitent dans l’obligation de les défendre ? Ne leur objectons pas qu’eux-mêmes ne nous ont point assistés. En nous les attachant, nous n’avions pas dessein qu’ils vinssent ici nous prêter une assistance réciproque, mais qu’ils tourmentassent les ennemis que nous avons dans leur île, et ne leur permissent pas de venir dans notre pays. Nous-mêmes, et tous ceux qui pos-