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retenues, parce que les Lacédémoniens restent encore en repos, et parce qu’elles ont elles-mêmes une trêve de dix jours. Peut-être, voyant nos forces partagées (et nous nous hâtons d’amener cette époque), nous accableraient-elles avec les Siciliens, dont naguère elles auraient payé bien cher l’alliance. Voilà ce que devrait considérer tel qui vous donne des avis ; il ne devrait pas, quand la république est suspendue au-dessus d’un précipice, l’exposer à d’autres dangers, et nous inspirer la cupidité d’un nouvel empire, avant que nous n’ayons affermi le nôtre ; quand, depuis tant d’années, les Chalcidiens de Thrace se sont détachés de notre puissance, et ne sont pas encore soumis ; quand d’autres, sur le continent, n’ont qu’une obéissance douteuse ! Quoi ! nous nous empressons de secourir les Ëgestains nos alliés, parce qu’ils ont souffert une injure, et depuis long-lemps offensés nous-mêmes par des rebelles, nous différons encore de nous venger !

XI. « Et cependant, en soumettant les peuples dont nous avons à nous plaindre, nous pourrions conserver sur eux la domination ; mais vainqueurs de ceux que nous voulons attaquer, qui sont si loin de nous, qui sont en si grand nombre, il nous serait difficile de prendre sur eux l’empire. C’est une folie de marcher contre des peuples qu’on ne tiendra pas dans la soumission après la victoire, et qu’on n’attaquera plus avec le même avantage, si l’on ne réussit pas la première fois. Les Siciliens, déjà peu redoutables pour nous à mes yeux dans leur état actuel, le seraient encore moins s’ils tombaient sous la domination de Syracuse ; et c’est l’événement dont les Égestains veulent surtout nous faire peur. Aujourd’hui, séparés en différens états, ils pourraient à la rigueur fondre sur nous, par l’envie que chacun aurait de complaire aux Lacédémoniens ; mais, dans l’autre supposition, il n’est pas vraisemblable qu’on les vît lutter empire contre empire. Et en effet, de la même manière que, réunis aux peuples du Péloponnèse, ils nous auraient enlevé notre domination, ils devraient s’attendre à voir détruire leur empire par les Péloponnésiens. Voulons-nous frapper de terreur les Grecs de Sicile ? Ne nous montrons pas chez eux ; ou bien encore montrons-leur notre puissance, et ne tardons pas à nous retirer. Mais si nous éprouvions le moindre échec, bientôt ils nous mépriseraient, se joindraient contre nous aux Grecs du continent. Ce qu’on admire, nous le savons tous, c’est ce qui est fort éloigné ; c’est ce dont on se fait une grande idée, qu’on ne peut soumettre à l’épreuve. Vous-mêmes, ô Athéniens, vous en avez fait l’expérience à l’égard des Lacédémoniens et de leurs alliés. Pour les avoir vaincus contre votre espérance dans la partie où d’abord ils vous semblaient redoutables, vous en êtes venus à les mépriser, et déjà vous portez vos désirs vers la Sicile. Cependant il ne faut pas nous enorgueillir des malheurs de nos ennemis ; seulement prendre confiance en nous-mêmes sans cesser de réprimer nos pensées ambitieuses. Croyons que les Lacédémoniens ne songent qu’à profiter de leur humiliation, pour réparer dès à présent, s’ils le peuvent, leur honneur, en tirant parti des infortunes qui pourront nous arriver. Tels sont d’autant plus leurs sentimens que, depuis long-temps, et avec plus de travail, ils recherchent la réputation de valeur. Si nous sommes sages, ce n’est pas des Égestains, de ces barbares de Sicile, que nous devons nous occuper ; mais comment nous nous tiendrons fortement en garde contre une république qui emploie les ressources de l’oligarchie, pour former contre nous de funestes desseins.

XII. « N’oublions pas qu’à peine remis d’une maladie cruelle et de la guerre, nous ne faisons que commencer à réparer nos richesses et notre population. Il est juste que ce soit pour les consacrer ici à nos propres avantages, et non pas à ces bannis qui demandent du secours, qui ont intérêt de bien mentir, et qui, devenus heureux à nos périls, sans rien fournir que des paroles, auront peu de reconnaissance, ou, s’ils éprouvent quelque désastre, entraîneront leurs amis dans leur ruine. Que si quelqu’un, fier de l’élection qui lui donne le généralat, vous engage à cette expédition, ne regardant que son intérêt personnel, d’ailleurs trop jeune encore pour commander, mais avide du commandement pour se faire admirer par ses équipages de chevaux, et pour faire servir à son faste la dignité dont il est revêtu, ne lui permettez pas de briller en particulier par le danger de la république ; mais croyez que de tels citoyens nuisent à l’état en se ruinant eux-mêmes, et qu’il s’agit ici d’une affaire importante, qui ne doit être ni débattue