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quelle on porte les armes, et que rendu au repos, on admire davantage les exploits des temps passés, on n’a qu’à considérer par les faits celle que je vais écrire, et l’on ne doutera pas qu’elle ne l’ait emporté sur les anciennes guerres.

XXII. Rendre de mémoire, dans des termes précis, les discours qui furent tenus lorsqu’on se préparait à la guerre ou pendant sa durée, c’est ce qui était difficile pour moi-même quand je les avais entendus, et pour ceux qui m’en rendaient compte, de quelque part qu’ils les eussent appris. Je les ai rapportés comme il m’a semblé que les orateurs devaient surtout avoir parlé dans les circonstances où ils se trouvaient, me tenant toujours, pour le fond des pensées, le plus près qu’il était possible de ce qui avait été dit en effet.

Quant aux événemens, je ne me suis pas contenté de les écrire sur la foi du premier qui m’en faisait le récit, ni comme il me semblait qu’ils s’étaient passés ; mais j’ai pris des informations aussi exactes qu’il m’a été possible, même sur ceux auxquels j’avais été présent. Ces recherches étaient pénibles, car les témoins d’un événement ne disent pas tous les mêmes choses sur les mêmes faits ; ils les rapportent au gré de leur mémoire ou de leur partialité. Comme j’ai rejeté ce qu’ils disaient de fabuleux, je serai peut-être écouté avec moins de plaisir, mais il me suffira que mon travail soit regardé comme utile par ceux qui voudront connaître la vérité de ce qui s’est passé, et en tirer des conséquences pour les événemens semblables ou peu différens qui, par la nature des choses humaines, se renouvelleront un jour. C’est une propriété que je laisse pour toujours aux siècles à venir, et non un jeu d’esprit fait pour flatter un instant l’oreille[1].

XXIII. La plus considérable des guerres précédentes fut celle contre les Perses ; et cependant cette querelle fut bientôt jugée par deux actions navales et deux combats de terre. Mais la guerre que j’écris a été de bien plus longue durée, et a produit des maux tels que jamais la Grèce n’en avait éprouvés dans un même espace de temps. Jamais tant de villes n’avaient été dévastées soit par les Barbares, soit par leurs hostilités réciproques ; quelques-unes même perdirent leurs habitans pour en recevoir de nouveaux ; jamais tant d’hommes n’avaient éprouvé les rigueurs de l’exil ; jamais tant n’avaient perdu la vie dans les combats ou par les séditions. Des événemens autrefois connus par tradition, et rarement confirmés par les effets, ont cessé d’être incroyables : tremblemens de terre ébranlant à la fois une grande partie du globe, et les plus violens dont on eût encore entendu parler ; éclipses de soleil plus fréquentes que dans aucun temps dont on ait conservé le souvenir ; en certains pays, de grandes sécheresses, et par elles, la famine ; un fléau plus cruel encore, et qui a détruit une partie des Grecs, la peste ; maux affreux, et tous réunis à ceux de cette guerre.

Les Athéniens et les Péloponnésiens la commencèrent en rompant la trêve de trente ans qu’ils avaient conclue après la soumission de l’Eubée[2]. J’ai commencé par écrire les causes de cette rupture et les différends des deux peuples, pour qu’on n’ait pas la peine de chercher un jour d’où s’éleva, parmi les Grecs, une si terrible querelle. La cause la plus vraie, celle sur laquelle on gardait le plus profond silence, et qui la rendit cependant inévitable, fut, je crois, la grandeur à laquelle les Athéniens étaient parvenus et la terreur qu’ils inspiraient aux Lacédémoniens. Mais voici les raisons qu’on mettait en avant de part et d’autre, et qui firent rompre la trêve et commencer les hostilités.

XXIV. Épidamne est une ville qu’on trouve à droite en entrant dans le golfe d’Ionie : elle est voisine des Talautiens, Barbares de nation illyrique. C’est une colonie des Corcyréens ; Phalius, fils d’Ératoclide, Corinthien de race, et descendant d’Hercule, en fut le fondateur ; il fut mandé de la métropole, suivant l’antique usage, pour exercer cette fonction[3]. Des Corinthiens et d’autres gens d’origine dorique se joignirent à ceux qui allaient établir la colonie : ce fut, avec le temps, une cité considérable, et elle

  1. Je crois que c’est encore un trait lancé contre Hérodote. La lecture de son histoire, faite aux jeux olympiques, avait paru faire partie de ces jeux.
  2. Cette trêve de trente ans fut conclue, suivant Dodwel, quatre cent quarante-cinq ans avant notre ère. Sur l’affaire de l’Eubée, voyez ci-dessous, c. cxiv.
  3. Quand une colonie était devenue assez puissante pour en fonder une autre à son tour, elle devait demander à sa métropole un citoyen qui était chargé de la conduire, et qui en devenait le fondateur. Corcyre était une colonie de Corinthe ; elle fut obligée, pour fonder la colonie d’Épidamne, de s’adresser aux Corinthiens, et ceux-ci lui envoyèrent Phalius, qui fut le fondateur de la colonie nouvelle.