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haïsse chez nous que les Doriens, et que les Chalcidiens n’aient rien à craindre, parce qu’ils sont d’origine ionique. Non, ce n’est point en haine de telle nation, qui est divisée de telle autre, que les Athéniens viennent ici ; c’est parce qu’ils aspirent aux biens que réunit la Sicile, et que nous possédons en commun. Ils le font assez connaître aujourd’hui, qu’ils sont appelés par des peuples d’origine chalcidienne : c’est avec empressement qu’en qualité d’alliés ils viennent donner de préférence des secours à des hommes dont ils n’en ont jamais reçu. Qu’ils aient cette ambition que je leur suppose, qu’ils s’y prennent de loin pour la satisfaire, je le leur pardonne. Je ne blâme point ceux qui veulent dominer, mais ceux que je vois prêts à se soumettre. Il est dans la nature des hommes de prendre l’empire sur ceux qui cèdent, et de se garantir contre ceux qui les menacent. C’est ce que nous savons, et nous ne prenons pas les plus justes précautions, et nous ne regardons pas comme notre plus grande affaire de nous réunir tous contre le commun danger ! Nous en serions bientôt délivrés si nous nous accordions réciproquement. Ce n’est pas de leur pays que les Athéniens s’élancent contre nous ; mais du territoire de ceux d’entre nous qui les appellent. Ce ne sera donc pas la guerre qui fera cesser la guerre ; ce sera la paix qui mettra fin d’elle-même et sans peine à nos dissensions ; et ces étrangers que nous attirons, qui arrivent avec des vues injustes et des prétextes spécieux, s’en retourneront, comme ils le méritent, sans avoir rien pu faire.

LXII. « Tels sont les avantages qu’on se donnera sur les Athéniens en prenant de sages résolutions. Et comment ne feriez-vous pas entre vous la paix, qui, d’un commun aveu, est le plus grand des biens ? Si les uns prospèrent, si les autres ont à se plaindre du sort, ne croyez-vous donc pas que la paix soit plus propre que la guerre à faire cesser les maux de l’infortuné, à conserver à l’homme heureux ses avantages ? Ne rend-elle pas les honneurs plus solides, les dignités plus assurées, et n’offre-t-elle pas mille biens qu’il serait aussi long de détailler que les maux de la guerre ? D’après cela, ne méprisez pas mes discours, et que plutôt ils vous aident à prévoir les moyens de vous sauver. Si, dans vos entreprises, vous vous reposez sur la justice de votre cause, ou sur vos forces, craignez d’être cruellement déçus par des événemens contraires à vos espérances. Sachez que bien des gens, en attaquant leurs ennemis, voulaient se venger de leurs injustices ; que d’autres se reposaient sur leurs forces pour assouvir leur ambition ; mais que les uns, loin d’ajouter à leur fortune, ont perdu celle qu’ils avaient, et que les autres, au lieu de satisfaire leur vengeance, n’ont pu même se sauver. Car la vengeance, pour être juste, n’en est pas toujours plus heureuse ; et la force n’est pas assurée, quelques belles espérances qu’elle inspire. Les événemens fortuits sont incalculables, et ce sont eux surtout qui l’emportent. Ce qui est le plus certain est aussi le plus utile, et quand deux partis se redoutent également, ils mettent plus de précautions à s’attaquer.

LXIII. « Doublement effrayés de l’incertitude des événemens que ne peuvent atteindre nos conjectures, et de la présence des Athéniens, qui, dès ce moment, doivent nous frapper de terreur ; persuadés que, si nous avons été trompés dans les desseins que tous nous avions conçus, ces obstacles ont suffi pour nous empêcher de les remplir, chassons de notre patrie des ennemis dont les armes sont levées sur nos têtes : réunissons-nous par une paix éternelle ; ou si c’est trop demander, concluons au moins une longue trêve, et remettons à une autre époque la décision de nos différends. En un mot, si vous daignez suivre mes avis, sachez que chacun de nous, citoyen d’une ville libre, pourra récompenser ou punir, en souverain, ceux qui lui feront du bien ou du mal. Mais si vous ne me croyez pas, si vous suivez d’autres conseils, loin d’être en état de vous venger, le plus grand bonheur que vous puissiez attendre sera d’être forcés à devenir les amis de vos plus grands ennemis, et les ennemis de ceux que vous devez aimer.

LXIV. « Quant à moi, comme je l’ai dit en commençant, membre d’une république puissante, citoyen d’un état qui est plutôt maître d’attaquer que réduit à se défendre, je vous conjure de pourvoir à ces dangers, de vous accorder entre vous, et, pour faire du mal à vos ennemis, de ne vous en pas faire encore bien plus à vous-mêmes. Emporté par un fol esprit de parti, je ne me crois pas maître de la fortune sur laquelle je ne puis exercer aucun empire,