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avec Théagène. Cléon sentit qu’il serait obligé de dire les mêmes choses que ceux qu’il calomniait, ou que, s’il disait le contraire, il serait convaincu de mensonge. Mais comme il voyait que les Athéniens continuaient d’avoir quelque penchant pour le parti de la guerre, il conseilla de ne point envoyer aux informations, ni perdre le temps en délais, ajoutant que si l’on regardait les nouvelles comme vraies, il fallait s’embarquer et aller combattre les assiégés. Puis, attaquant indirectement Nicias, fils de Nicératus, qui était alors général, et qu’il n’aimait pas, il dit qu’avec la flotte qui était appareillée, il serait facile aux généraux, s’ils étaient des gens de cœur, d’aller prendre les hommes qui étaient dans l’île. et que lui-même le ferait, s’il avait du commandement.

XXVIII. Le peuple fit entendre quelque murmure contre Cléon, et demandait pourquoi il ne partait pas à l’instant, puisque la chose lui semblait si facile. Alors Nicias, qui se voyait attaqué, dit qu’il n’avait qu’à prendre ce qu’il voudrait de troupes et se charger de l’entreprise. Cléon crut d’abord qu’où ne lui parlait pas sérieusement, et répondit qu’il était tout prêt ; mais quand il vit que Nicias voulait tout de bon lui céder le commandement, il tergiversa, et dit que ce n’était pas lui, mais Nicias qui était général. Il commençait à éprouver quelque crainte, mais il ne croyait pas que Nicias osât lui remettre le généralat. Celui-ci le pressa de l’accepter, donna sa démission de l’affaire de Pylos, et en prit le peuple à témoin. Plus Cléon refusait de partir et se désistait de ce qu’il avait avancé, plus la multitude, car tel est son caractère, pressait Nicias de lui abandonner le commandement, et criait à Cléon de s’embarquer. Ne pouvant plus retirer ce qu’il avait dit, il accepte, et s’avançant à la tête de l’assemblée, il dit qu’il n’a pas peur des Lacédémoniens, et qu’il n’emmènera personne de la ville, mais seulement des troupes de Lemnos et d’Imbros qui se trouvaient prêtes, des peltastes venus d’Ænos en qualité d’auxiliaires et quatre cents archers de différens endroits. Avec ces seules forces, il promet d’amener vifs, dans une vingtaine de jours, les Lacédémoniens qui étaient à Pylos, ou de les laisser morts sur la place. On rit de la forfanterie, et les honnêtes gens se réjouissaient de voir que de deux biens il y en avait un immanquable : ou d’être délivrés de Cléon, et c’est à quoi ils s’attendaient le plus ; ou, s’ils étaient frustrés de cette espérance, d’avoir en leur puissance les Lacédémoniens.

XXIX. Cléon prit dans l’assemblée tous les arrangemens nécessaires, reçut les suffrages du peuple pour cette expédition et pressa son départ. Il ne se choisit pour collègue que Démosthène entre les généraux qui étaient à Pylos. C’est qu’il avait entendu dire que ce général pensait à faire une descente dans l’île ; car les soldats, ayant beaucoup à souffrir dans un lieu où l’on manquait de tout, et plutôt assiégés qu’assiégeans, n’aspiraient qu’à voler aux dangers. Un incendie survenu dans l’île contribuait aussi à donner de la résolution à ce général. Elle était toute couverte de bois sans aucun sentier, comme ayant été toujours inhabitée ; c’est ce qui lui avait donné de la crainte, et ce qu’il avait regardé comme favorable aux ennemis. Ils pourraient, au moment où son armée serait occupée à descendre, sortir de leurs retraites impénétrables et lui faire beaucoup de mal ; leurs fautes et leurs dispositions seraient cachées aux Athéniens par l’épaisseur de la forêt, tandis que ceux-ci ne commettraient aucune faute qui ne fût aperçue : l’ennemi tomberait sur eux à l’improviste du côté qu’il voudrait choisir et serait toujours maître de la manière dont il lui plairait d’attaquer. Si les Athéniens parvenaient à forcer le passage, et s’engageaient dans des lieux fourrés, des guerriers en petit nombre, mais qui connaissaient bien les lieux, prendraient l’avantage sur des troupes nombreuses qui n’en avaient aucune connaissance, et la plus grande partie de l’armée pourrait être détruite sans qu’on en sût rien, et sans qu’on pût voir de quel côté il faudrait porter du secours.

XXX. Ces craintes lui étaient inspirées par le malheur qu’il avait éprouvé dans l’Étolie, et auquel une forêt n’avait pas laissé que de contribuer. Mais comme Sphactérie avait peu d’étendue, les soldats qui formaient la garde avancée étaient obligés de préparer leurs repas aux extrémités de l’île. L’un d’eux, par mégarde, mil le feu à une partie du bois ; le vent s’éleva et l’incendie gagna la forêt presque entière. Démosthène alors vit que les Lacédémoniens étaient eu plus grand nombre qu’il ne l’avait cru ; car il ne soupçonnait pas auparavant qu’on appor-