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tés, conçurent le dessein d’envoyer une colonie pour défendre à la fois les Trachiniens et les Doriens. Ils pensèrent que ce serait d’ailleurs une place avantageusement située pour faire la guerre aux Athéniens ; qu’on y pourrait construire contre l’Eubée une flotte qui aurait peu de chemin à faire pour s’y rendre, et qu’enfin elle offrirait un passage commode pour aller en Thrace. En un mot, ils étaient impatiens de faire cet établissement. Ils commencèrent par consulter Apollon de Delphes ; et le dieu leur ayant ordonné de suivre leur dessein, ils envoyèrent des colons tant de la Laconie elle-même que des pays voisins, et ils permirent de les suivre à ceux des autres Grecs qui en auraient envie, excepté aux Ioniens, aux Achéens et à quelques autres nations. Trois Lacédémoniens eurent la conduite de cette fondation : Léon, Alcidas et Damagon. Ils relevèrent la ville, la fortifièrent de nouveau, et elle s’appelle maintenant Héraclée[1]. Elle n’est éloignée que de quarante stades[2] au plus des Thermopyles et de vingt[3] de la mer. Ils construisirent un chantier de vaisseaux, l’établirent aux Thermopyles et le commencèrent à prendre des gorges mêmes, pour qu’il fût d’une plus facile défense.

XCIII. Ce ne fut pas sans crainte que les Athéniens virent peupler cette ville. Ils pensaient bien que sa principale destination était de menacer l’Eubée, parce qu’un court trajet de mer la sépare de Cenée, promontoire de cette île ; mais les choses allèrent dans la suite autrement qu’ils n’avaient imaginé, et cette fondation ne leur fit aucun mal. En voici la raison : les Thessaliens étaient alors maitres du pays, et c’était sur leur territoire que cette colonie se fondait. Dans la crainte d’y avoir des voisins trop puissans, ils les tourmentèrent et ne cessèrent de combattre ces nouveaux venus, qu’ils ne les eussent réduits à un petit nombre, quoiqu’ils eussent été d’abord très nombreux. Comme cette ville était l’ouvrage des Lacédémoniens, bien des gens s’y étaient rendus avec confiance, dans l’idée qu’on y serait en sûreté ; mais les commandans qu’on y envoya de Lacédémone, en effrayant la classe du peuple par la dureté et quelquefois par l’injustice de leur gouvernement, ne contribuèrent pas faiblement eux-mêmes à y gâter les affaires, et à en ruiner la population. C’était faciliter aux peuples voisins les moyens de prendre la supériorité.

XCIV. Dans le même été, et vers le même temps que les Athéniens étaient occupés à Mélos, les autres Athéniens, qui faisaient avec trente vaisseaux le tour du Péloponnèse, tuèrent d’abord en embuscade quelques soldats de la garnison d’Ellomène en Leucadie, et attaquèrent ensuite Leucade avec des forces plus imposantes. Tous les Acarnanes en masse les suivirent, excepté les Œniades. Ils étaient aussi secondés par des troupes de Zacynthe et de Céphalénie, et par quinze vaisseaux de Corcyre. Les Leucadiens, contenus par la supériorité du nombre, restèrent en repos, quoiqu’on ravageât leur pays, tant au-delà qu’en deçà de l’isthme où s’élèvent Leucade et le temple d’Apollon. Les Acarnanes priaient Démosthène, général des Athéniens, d’investir la ville d’un mur fortifié : ils comptaient avoir peu de peine à la forcer et être délivrés d’une place qu’ils avaient eue de tout temps pour ennemie. Mais, dans ces circonstances, Démosthène se laissa persuader par les Messéniens, que ce serait une entreprise digne de lui, avec une armée telle que la sienne, d’attaquer les Étoliens qui étaient ennemis de Naupacte ; que s’il les subjuguait, il lui serait aisé de soumettre aux Athéniens le reste de l’Épire ; qu’à la vérité, les Étoliens étaient un peuple considérable et belliqueux ; mais qu’ils vivaient dans des bourgades non murées et fort éloignées les unes des autres : qu’ils n’étaient armés qu’à la légère, et qu’il ne serait pas difficile de les vaincre avant qu’ils fussent parvenus à se rassembler. Ils lui conseillaient d’attaquer d’abord les Apodotes, ensuite les Ophioniens, et après eux les Eurytes : c’est ce qui forme la plus grande partie des Étoliens. La langue de ces peuples est fort difficile à comprendre, et ils ne vivent, dit-on, que de chair crue. Ceux-là une fois réduits, on fit entendre à Démosthène que le reste se rendrait aisément.

XCV. Il se laissa séduire par l’affection qu’il portait aux Messéniens, et surtout par l’idée que, sans avoir besoin des forces d’Athènes, il

  1. Avant d’être relevée et fondée de nouveau par les Lacédémoniens, elle se nommait Trachine.
  2. A peu près une lieue et demie.
  3. A peu près trois quarts de lieue.