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minèrent leur retraite. Quand les Corcyréens apprirent que la flotte d’Athènes approchait, et que celle des ennemis était retirée, ils introduisirent dans la ville les Messéniens qui, jusque là, étaient restés au dehors, et envoyèrent en croisière autour du port Hyllaïque les vaisseaux qu’ils avaient équipés, tuant, pendant cette expédition, tous ceux de leurs ennemis qui leur tombaient entre les mains, tirant des vaisseaux ceux qu'ils avaient engagés à y monter et les égorgeant. Ils entrèrent dans l’enceinte de Junon, firent entendre à une cinquantaine de ceux qui s’y étaient réfugiés qu’ils feraient bien de se mettre en justice et les condamnèrent tous à mort. Les malheureux qui avaient refusé de quitter cet asile, et qui formaient le plus grand nombre, sachant ce qui s’était passé, se tuèrent les uns les autres dans le lieu sacré : plusieurs se pendirent à des arbres, d’autres périrent autrement, chacun saisissant le genre de mort qu’il pouvait se procurer.

Pendant les sept jours qu’Eurymédon s’arrêta dans le port, les Corcyréens firent mourir tous ceux qu’ils regardaient comme leurs ennemis, les accusant de vouloir détruire le gouvernement populaire. Plusieurs furent victimes d’inimitiés privées, et des créanciers furent sacrifiés par leurs débiteurs. Il n’est point de genre de mort dont on n’eût le spectacle ; il se commit toutes les horreurs qui arrivent ordinairement dans de telles circonstances : elles furent même surpassées ; car un père tua son fils, des supplians furent arrachés à des asiles sacrés, d’autres égorgés au pied des autels, et quelques-uns périrent murés dans le temple de Bacchus, tant fut cruelle cette sédition ! Elle le parut encore davantage, parce qu’elle était la première.

LXXXII. En effet, la Grèce fut dans la suite presque tout entière ébranlée, et comme partout y régnait la discorde, les chefs du parti populaire appelaient les Athéniens, et la faction du petit nombre, les Lacédémoniens. On n’aurait eu dans la paix le prétexte ni la facilité de réclamer leurs secours ; mais dans la guerre, ceux qui voulaient susciter quelques nouveautés, trouvaient aisément les moyens de s’attirer des alliés pour nuire à la faction contraire et pour employer leur assistance à se rendre eux-mêmes plus puissans. Les villes abandonnées à la dissension éprouvèrent de tristes et nombreuses calamités qui se renouvelleront toujours, tant que la nature humaine sera la même ; mais plus terribles ou plus douces, et différentes dans leurs caractères, suivant la diversité des événemens qui les feront naître. Dans la paix et au sein de la prospérité, les états et les particuliers ont un meilleur esprit, parce qu’on n’a pas à souffrir de dures nécessités ; mais la guerre, qui détruit l’aisance journalière de la vie, donne des leçons de violence et rend conformes à l’âpreté des temps les mœurs de la plupart des citoyens.

Les villes étaient en proie à la sédition, et celles qui s’y livraient les dernières, instruites de ce qui s’était fait ailleurs, s’abandonnaient à de plus grands excès, jalouses de se distinguer par la gloire de l’invention, soit dans l’art qu’elles mettaient à nuire aux ennemis, soit dans l’atrocité jusqu’alors inouïe de leurs vengeances. On en vint jusqu’à changer arbitrairement l’acception ordinaire des mots. L’audace insensée fut traitée de zèle courageux pour ses amis ; la lenteur prévoyante, de lâcheté déguisée. La modestie fut regardée comme une excuse de la pusillanimité ; être prudent en tout, c’était n’être propre à rien ; mais avec un fol emportement, on était homme. Se bien consulter pour ne rien mettre au hasard, c’était chercher un prétexte spécieux de refuser ses services. L’homme violent était un homme sûr ; celui qui le contrariait, un homme suspect. Dresser des embûches et réussir, c’était avoir de l’esprit ; les prévenir, c’était en avoir davantage ; prendre d’avance ses mesures pour n’avoir pas besoin de tout cela, c’était trahir l’amitié et avoir peur des ennemis. Enfin, être le premier à faire du mal à ceux de qui l’on pouvait en attendre, c’était mériter des éloges ; on en recevait aussi quand on savait exciter à nuire celui qui n’y songeait pas. Les compagnons de parti étaient préférés aux parens, comme plus disposés à tout oser sans prétexter aucune excuse. On ne contractait pas ces sortes de liaisons pour en tirer avantage conformément aux lois, mais pour satisfaire la cupidité en dépit des lois. Ce n’était pas sur la religion du serment que ceux qui formaient ces ligues établissaient leur confiance réciproque, mais sur ce qu’ils se connaissaient capables de tout enfreindre en commun. On adoptait quelquefois ce que disait de bien le parti contraire ; mais c’était pour se tenir en garde contre lui, s’il arrivait