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à la fois contre nous : d’abord celui de périr par la faim, si nous ne rendions pas notre ville, et maintenant celui d’être condamnés à mort. Nous sommes repoussés de tous, isolés et sans défenseurs, nous, ces mêmes Platéens, qui avons montré pour les Grecs un courage au-dessus de nos forces. Aucun de ceux qui portèrent avec nous les armes ne daigne nous secourir, et vous, Lacédémoniens, notre seule espérance, nous craignons que vous ne nous soyez infidèles.

LVIII. « Nous osons cependant vous en conjurer, au nom des dieux qui combattirent autrefois avec nous, et en mémoire du courage que nous avons montré pour le salut des Grecs, laissez-vous fléchir, et abjurez les sentimens qu’ont pu vous inspirer les Thébains. Il est une grâce que vous pouvez exiger d’eux : c’est qu’ils ne donnent pas la mort à ceux qu’il ne vous convient pas de condamner. Demandez-leur un service honnête au lieu d’un service honteux qu’ils attendaient de vous, et pour leur complaire, ne vous déshonorez pas. Il faut peu de temps pour détruire nos corps ; il serait bien difficile d’effacer l’opprobre de cet attentat. Ce ne serait pas, en nous, des ennemis que vous puniriez justement, mais des amis que la nécessité força de vous combattre. Nous délivrer de la crainte du supplice, ce sera nous juger avec équité, nous qui, vous ne devez pas l’oublier, nous sommes rendus à vous de nous-mêmes ; que vous avez reçus tendant vers vous des mains suppliantes ; à qui, suivant les usages des Grecs, il ne vous est pas permis de donner la mort, et qui, dans tous les temps, fûmes vos bienfaiteurs. Tournez les yeux vers les tombes de vos pères, morts sous le fer des Mèdes, et ensevelis dans nos campagnes, à qui nous accordons chaque année un tribut public de vêtemens et les autres offrandes conformes à l’usage[1]. Nous leur apportons les prémices de tous les fruits de la contrée ; amis, nous leur offrons les présens d’une terre amie, et alliés, nous rendons hommage à ceux qui ont porté les armes avec nous. Par un jugement inique, vous détruiriez ces institutions. Quand Pausanias donna la sépulture à vos pères, songez qu’il crut les déposer dans une terre amie, au milieu d’hommes bienveillans ; et vous, si vous nous ôtez la vie, si vous soumettez à la domination de Thèbes les champs de Platée, que ferez-vous autre chose qu’abandonner vos pères dans une terre ennemie, au pouvoir de ceux qui leur ont ravi le jour ; que les priver des honneurs qui maintenant leur sont rendus ? Je dirai plus encore : vous asservirez le pays où les Grecs ont assuré leur liberté ; vous rendrez déserts les temples où ils ont imploré les dieux en allant à la victoire, et vous enlèverez à ceux qui les ont fondés les sacrifices que nous célébrons à l’exemple de nos pères.

LIX. « Ce serait une tache à votre gloire, ô Lacédémoniens, d’offenser les lois communes des Grecs et les mânes de vos ancêtres, et sans avoir à vous plaindre d’aucune offense, de perdre vos bienfaiteurs pour satisfaire une haine étrangère. Ce qui est digne de vous, c’est de nous épargner, de vous laisser fléchir, de concevoir une juste pitié. Ne considérez pas seulement l’atrocité de notre supplice, mais quels nous sommes, nous qui le souffririons ; réfléchissez sur l’instabilité de la fortune, et songez comment elle frappe ceux qui ont le moins mérité ses coups. La circonstance, la nécessité nous obligent d’implorer les dieux adorés en commun sur les mêmes autels, et que révèrent tous les Grecs, et de les prier de vous rendre sensibles à nos malheurs. Nous attestons les sermens qu’ont prêtés vos pères de ne pas oublier nos services ; nous nous rendons les supplians des tombeaux de vos ancêtres ; nous implorons ces héros qui ne sont plus ; nous leur demandons de n’être pas soumis au jugement des Thébains, de n’être pas livrés, nous qui fûmes leurs amis les plus chers, à leurs plus grands ennemis. Nous vous rappelons ce jour que nous signalâmes avec eux par les actions les plus éclatantes, nous qui sommes en danger aujourd’hui de subir le sort le plus cruel. Pour terminer ce discours, puisqu’il le faut enfin, affreuse nécessité pour des hommes qui risquent de cesser en même temps de parler et de vivre, nous vous représentons que ce n’est point aux Thébains que nous avons rendu notre ville ; car nous au-

  1. Les anciens brûlaient en l’honneur des morts des parfums, de riches étoffes, des choses précieuses, des vêtemens. Cet usage des Grecs fut mis en pratique par les Romains : dans toutes les colonies où passèrent les cendres de Germanicus, qui était mort dans l’Orient, on lui rendit ces honneurs funèbres. Atque ubi colonias transgrederentur, atrata plebes, trabeati equites, pro opibus loci, vestem, odores, aliaque funerum solemnia cremabant. (Tacit. Ann., liv. iii, chap. ii.)