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qu’inspire la nécessité ; la richesse conduit à l’ambition par l’insolence et l’orgueil ; dans toute situation, les passions des hommes les portent toujours à se hasarder, tous entrainés par quelque penchant invincible. À toutes les autres, se mêlent l’espérance et le désir : l’un commande, l’autre le suit ; celui-ci forme les desseins, celle-là suppose la fortune favorable, et tous deux causent nos plus grands maux. Les avantages incertains l’emportent sur les dangers qu’on a sous les yeux ; la fortune surtout se joint à tout le reste et rend les hommes entreprenans. Comme elle arrive souvent lorsqu’elle était le moins attendue, elle engage à se hasarder avec les plus faibles moyens, et c’est aux peuples surtout qu’elle inspire celle audace, parce qu’il s’agit pour eux des plus grands objets, la liberté ou la domination ; et parce que chaque citoyen, environné de tous, conçoit follement la plus haute idée de lui-même. En un mot, il est impossible, et c’est une simplicité de se promettre, ou par la force des lois ou par aucune autre crainte, d’opposer une digue à la nature humaine fortement emportée vers l’objet qu’elle se propose.

XLVI. « Il ne faut donc pas, dans l’idée que la peine de mort est un sûr garant et qu’on n’osera la braver, prendre une résolution désastreuse, ni montrer aux villes révoltées qu’il n’est plus pour elles d’espérance dans le repentir, et qu’un prompt retour ne saurait effacer leur crime. Considérez que maintenant une ville rebelle qui prévoit sa ruine, entre en composition, capable encore de payer les frais de la guerre et d’acquitter à l’avenir les tributs ; mais avec le parti qu’on vous conseille, croyez-vous qu’il soit une ville qui ne fasse pas de meilleures dispositions que dans l’état actuel des choses, et qui ne soutienne pas le siège jusqu’à la dernière extrémité, s’il devient indifférent de traiter de bonne heure ou de faire une résistance opiniâtre ? Ne sera-ce donc pas un dommage pour nous de nous épuiser en dépenses devant une place qui ne capitulera pas ; et si nous y entrons de force, de ne la prendre que ruinée et d’être privés pour l’avenir des tributs que nous devions en attendre ? Ce sont ces tributs qui nous donnent de la force contre nos ennemis ; ne blessons donc pas nous-mêmes nos intérêts, en jugeant les coupables sur les principes d’une justice rigoureuse, et regardons plutôt comment dans la suite, en n’infligeant que des peines modérées, nous tirerons, pour les contributions, parti des villes opulentes. Ne croyons pas que ce soit par la sévérité des lois que nous parviendrons à les garder ; ce sera par une active vigilance. Nous faisons actuellement le contraire, et si nous soumettons une ville libre qui ne reste sous notre domination que par la force et qui cherche naturellement à recouvrer ses droits. nous croyons devoir la punir avec rigueur. Il ne s’agit pas de châtier sévèrement des hommes libres qui se soulèvent, mais de les bien garder avant qu’ils puissent se soulever ; d’empêcher que l’idée même de la défection ne se présente à leur esprit, et quand on est obligé de les soumettre, de ne leur imputer qu’avec la plus grande douceur le crime de leur rébellion.

XLVII. « Voyez dans quelle faute vous entraînerait, à cet égard, l’avis de Cléon. Maintenant, dans toutes les villes, la classe du peuple vous est favorable ; il ne partage pas la rébellion des chefs, ou s’il y est forcé, il devient bientôt leur ennemi. Qu’une ville se révolte, vous marchez contre elle, déjà sûrs de le voir combattre avec vous ; mais si vous exterminez celui de Mitylène, qui n’a pas même eu de part à la rébellion et qui n’a pas eu plus tôt des armes que, de son propre mouvement, il vous a livré la place, d’abord vous serez injustes en donnant la mort à vos bienfaiteurs, et ensuite vous ferez en faveur des hommes puissans ce qu’ils désirent le plus ; car dès qu’ils exciteront un soulèvement, ils auront le peuple dans leur parti, parce que vous aurez montré d’avance que vous infligiez la même peine aux innocens et aux coupables. Si même il était criminel, il faudrait encore le dissimuler, pour ne pas vous faire une ennemie de la seule classe qui est votre alliée naturelle. Je crois que, pour maintenir votre domination, il vous est bien plus avantageux de supporter de bonne grâce une offense, que de punir justement ceux que vous devez épargner. Cette justice et cette utilité, que Cléon vous propose dans le châtiment des Mityléniens, ne peuvent se trouver ensemble.

XLVIII. « Reconnaissez que je vous donne le meilleur avis ; et sans trop accorder à la pitié ni à l’indulgence (car c’est à quoi je ne prétends pas moi-même vous engager), mais persuadés par les raisons que je vous ai fait entendre,