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ler, il doit montrer lui-même, par la parole, que la raison est de son côté. Je ne demande pas qu’une république sage comble de nouveaux honneurs le citoyen qui lui donne le plus d’utiles conseils ; mais qu’elle ne retranche rien de ceux dont il jouit, et que, loin d’infliger aucune peine à celui dont l’avis est rejeté, elle ne l’offense pas même dans sa réputation. Ainsi l’orateur dont l’avis l’emportera n’aura rien avancé ni contre son sentiment ni pour complaire à ceux qui 1’écoutent, dans l’espérance d’en recevoir de plus grands honneurs ; et celui qui sera moins heureux, n’aura pas cherché non plus à flatter la multitude et à se la concilier.

XLIII. « Nous faisons tout le contraire, au point que si nous soupçonnons un citoyen de parler par intérêt, c’est en vain qu’il dira des choses utiles ; envieux du profit que nous lui soupçonnons qu’il doit faire, sans en avoir aucune certitude, nous rejetons l’avantage certain qu’il procurerait à l’état. Il est passé en usage que de bons avis donnés avec simplicité ne soient pas moins suspects que des conseils funestes : d’où il faut également conclure que celui qui veut faire adopter au peuple les mesures les plus funestes se le concilie en le trompant, et que celui qui ouvre une bonne opinion commence par mentir pour se faire croire. Notre république, avec toutes ses défiances, est la seule qu’on ne puisse servir franchement et sans la tromper. Si l’on veut sans détour lui offrir quelque avantage, elle suppose qu’on attend de l’affaire quelque profit caché.

« Ainsi, dans les circonstances les plus importantes, toujours exposés à de pareils soupçons, nous sommes obligés, en prenant la parole, de voir plus loin que vous qui n’avez que des vues assez courtes, et d’être responsables de nos conseils, quand vous ne l’êtes pas des sentimens dans lesquels vous nous écoutez. Si celui qui donne son avis et celui qui s’y laisse entraîner avaient le même danger à courir, vous jugeriez avec plus de retenue ; au lieu que dans l’état des choses, si par emportement il vous arrive de prendre un mauvais parti, vous punissez celui qui vous a persuadés et qui n’avait que sa seule opinion, et vous restez impunis, vous dont l’erreur était l’opinion du grand nombre.

XLIV. « Je n’ai pris la parole ni pour contredire ni pour accuser personne au sujet des Mityléniens. Ce n’est pas sur leurs offenses que nous avons à délibérer, si nous nous comportons sagement ; mais sur le meilleur parti que nous avons à prendre. Quand je démontrerais que les Mityléniens ont commis le plus grand des crimes, je n’en conclurais pas qu’il faut leur donner la mort, si leur mort nous est inutile ; et s’ils étaient dignes de quelque clémence, je ne dirais pas qu’il faut leur pardonner, si ce parti n’était pas avantageux à l’état. Je crois que c’est sur l’avenir que nous avons à délibérer, bien plus que sur le présent. Cléon s’appuie surtout sur ce qu’en prononçant la peine de mort, vous acquerrez pour l’avenir un avantage, celui d’éprouver moins de défections ; et moi, en m’appuyant aussi sur ce qui doit vous être utile à l’avenir, je pense tout le contraire, et je vous prie de ne pas rejeter les avantages que vous offrira mon discours, séduits par ce que le sien a de plausible. Ce qu’il vous a dit, mieux d’accord avec votre ressentiment actuel contre les Mityléniens, vous semble plus juste et vous entraîne ; mais nous, sans chercher ce qu’ils méritent suivant les règles de la justice, nous délibérons pour sevoir quel est le parti le plus utile à prendre sur leur sort.

XLV. « Dans les états, la peine de mort est prononcée contre un grand nombre de délits, et non-seulement pour des crimes égaux à ceux des Mityléniens, mais pour des fautes plus légères ; cependant on en court les risques, emporté par l’espérance, et personne, en formant un complot, ne s’expose au danger avec l’idée de n’en pas sortir. El quelle ville jamais s’est livrée à la défection dans la pensée qu’elle n’était, ni par ses propres forces ni par celles des autres, en état de la soutenir ? il est de la nature de l’homme de faire des fautes et dans les affaires privées et dans les affaires publiques ; c’est ce qu’aucune loi ne sera capable d’empêcher. On a passé par tous les degrés de peines, les aggravant toujours, pour être moins exposé aux attentats des malfaiteurs. Autrefois sans doute les punitions étaient plus douces pour les plus grands crimes ; mais comme on les affrontait avec le temps, la plupart furent changées en celle de mort, et cependant on la brave elle-même. Il faut donc maintenant trouver quelque épouvantail encore plus terrible, ou reconnaître qu’elle n’empêche rien. La misère donne une audace