Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/105

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prononcer la mort d’une ville entière, et non pas seulement des coupables.

Les députés mityléniens qui se trouvaient à Athènes, et ceux des Athéniens qui leur étaient favorables, ne s’aperçurent pas plus tôt de la révolution qui s’était opérée dans les esprits, qu’ils travaillèrent auprès des hommes en place à faire reprendre la délibération. Ceux-ci se laissèrent aisément persuader ; ils n’ignoraient pas que le plus grand nombre des citoyens désiraient qu’on fît revenir sur cette affaire. L’assemblée fut aussitôt formée ; il s’ouvrit des opinions différentes ; et celui qui, la première fois, avait fait passer le décret de mort, Cléon, fils de Cléœnète, le plus violent des citoyens dans toutes les circonstances, et l’homme, qui avait alors le plus d’ascendant sur le peuple, se présenta de nouveau, et parla ainsi :

XXXVII. « J’ai déjà reconnu bien des fois, en d’autres occasions, que la démocratie ne convient pas à une nation qui exerce un empire sur d’autres peuples ; votre repentir dans l’affaire des Mityléniens me le fait encore mieux sentir aujourd’hui. Accoutumés entre vous, dans votre conduite journalière, à la franchise et à la sécurité, vous conservez la même habitude avec vos alliés, sans penser que les fautes où vous tombez en vous rendant à leurs insinuations, et le relâchement de pouvoir où l’indulgence vous entraine, est une mollesse qui vous met en danger, sans leur inspirer de reconnaissance. Vous ne considérez pas que votre domination est un pouvoir usurpé sur des hommes libres, qu’ils manœuvrent pour la détruire, et que c’est malgré eux qu’ils y restent soumis. Ils vous obéissent, non parce que vous les caressez, en vous nuisant à vous-mêmes ; mais parce que vous l’emportez sur eux par la force, plutôt que vous ne les gagnez par la bienveillance. Ce qu’il peut y avoir de plus funeste, c’est si rien de ce que nous avons résolu n’est irrévocable, et si nous ignorons qu’un état se soutient mieux avec des lois vicieuses, mais inébranlables, qu’avec de bonnes lois qui n’ont pas de stabilité. L’ignorance modeste vaut mieux que l’habileté présomptueuse, et les hommes les plus ordinaires gouvernent généralement mieux les états que les plus habiles. Ceux-ci veulent se montrer plus sages que les lois, et l’emporter dans toutes les délibérations politiques : ils pensent ne pouvoir jamais trouver une plus belle occasion de faire valoir leur esprit ; et, par cet orgueil, ils mettent souvent l’état en danger : mais ceux qui se défient de leur intelligence, croient en savoir moins que les lois, et ne se flattent pas d’avoir le talent de reprendre les discours de ceux qui parlent bien. Comme ils ont plutôt de la justesse dans leur façon de voir, que la faculté d’entrer dans une joute d’esprit, ils réussissent le plus souvent. C’est ce que nous devons faire ; et non pas, fiers de pouvoir lutter contre les autres en esprit et en talens, donner à la multitude des avis contraires à nos propres opinions.

XXXVIII. « Pour moi, je m’en tiens a mon premier avis, et j’admire qu’on propose de discuter encore l’affaire des Mityléniens, et de nous faire perdre du temps, ce qui tourne à l’avantage des coupables, car la colère de l’offensé contre l’offenseur finit par s’émousser, mais, quand la vengeance suit l’injure de près, elle en est une représaille, et lui inflige une punition plus rigoureuse. J’admire aussi quiconque osera me contredire et entreprendre de montrer que les attentats des Mityléniens tournent à notre avantage, et nos revers au détriment de nos alliés. Vain de son éloquence, l’orateur luttera, sans doute, pour montrer que ce qui a été résolu ne l’est pas ; ou, bien payé de sa peine, on le verra, pour tâcher de vous égarer, travailler un discours spécieux. C’est l’état qui paie les prix de ces sortes de combats, et lui-même n’en remporte que des dangers. La faute en est à vous qui proposez ces funestes jeux, et qui avez coutume d’être spectateurs des discours et auditeurs des actions[1], vous qui conjecturez l’avenir d’après ce que disent de beaux parleurs, comme si les événemens devaient suivre leurs discours ; vous qui considérez les faits d’après les belles phrases de ceux qui se plaisent à les critiquer, et qui donnez moins de confiance à ce que vous voyez, qu’à ce qu’on vous fait entendre : excellens à vous laisser tromper par ce que les discours ont d’extraordinaire, et à ne vouloir pas suivre ce qui a été arrêté ; toujours esclaves de l’extraordinaire, et dédaigneux des choses accoutumées ; mais sur-

  1. C’est-a-dire que les Athéniens allaient comme à un spectacle entendre les orateurs qui traitaient des grands intéréts de l’état, et qu’ils écoutaient les récits des grandes actions comme des contes amusants.