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car seuls peuvent les lire les grands poètes. Elles ont été lues seulement comme le vulgaire lit les étoiles, tout au plus dans le sens astrologique, non pas astronomique. La plupart des hommes ont appris à lire pour obéir à une misérable commodité, comme ils ont appris à chiffrer en vue de tenir des comptes et ne pas être trompés en affaires ; mais pour ce qui est de la lecture en tant que noble exercice intellectuel ils ne savent guère sinon rien ; cependant cela seul est lecture, au sens élevé du mot, non pas ce qui nous berce comme quelque luxure et souffre que dorment ce faisant les facultés nobles, mais ce qu’il faut se tenir sur la pointe des pieds pour lire en y consacrant nos moments les plus dispos et les plus lucides.

Je crois qu’une fois nos lettres apprises nous devrions lire ce qu’il y a de meilleur en littérature, sans être là toujours à répéter nos, a, b, ab, et les mots d’une seule syllabe, dans la classe des petits, assis toutes nos existences sur le premier banc d’en bas. La plupart des hommes sont satisfaits s’ils lisent ou entendent lire, et ont eu la chance de se trouver convaincus par la sagesse d’un seul bon livre, la Bible, pour le reste de leur vie végéter et dissiper leurs facultés dans ce qu’on appelle les lectures faciles. Il existe à notre cabinet de lecture un ouvrage en plusieurs volumes intitulé Little Reading[1], que je croyais se référer à une ville de ce nom, où je ne suis pas allé. Il y a des gens pour, à l’instar des cormorans et autruches, digérer toutes sortes de choses de ce genre, même après le repas de viandes et légumes le plus plantureux, car ils ne souffrent pas qu’il y ait rien de perdu. Si d’autres sont les machines à pourvoir de telle provende, ce sont, ceux-ci, les machines à l’absorber. Ils lisent le neuf millième conte sur Zébulon et Sophronia, et comment ces personnes aimèrent mieux que jamais auparavant quiconque n’avait aimé, sans qu’aucun des deux fît que le cours de leur amour sincère devînt paisible[2], – en tout cas, comment il suivit son cours et s’embarrassa, et se dégagea, et allez donc ! comment quelque pauvre infortuné monta à un clocher, qui tout aussi bien eût fait de ne jamais dépasser le beffroi ; sur quoi, l’ayant sans nécessité mis là-haut, l’heureux romancier sonne la cloche pour que tout le monde se rassemble et entende, oh, Seigneur ! comment il redescendit ! Pour ma part, je crois qu’ils feraient aussi bien de métamorphoser tous ces aspirants héros du roman universel en hommes-girouettes, suivant l’ancien usage qui consistait à mettre les héros parmi les constellations, et de les laisser là virer jusqu’à la rouille sans plus jamais redescendre pour assommer de leurs espiègleries les honnêtes gens. La prochaine fois que le roman-

  1. La traduction de ces mots est : Petite Lecture. Reading est, en outre, un nom de ville.
  2. Shakespeare : Le Songe d’une nuit d’été, acte I, sc. i.